• Cet article n’a pas pour but d’offrir une réflexion exhaustive sur les différences entre la prose et la poésie. Il offre simplement, au début d’une initiation à la poésie, des pistes de réflexion permettant de relever quelques différences fondamentales entre la prose et la poésie. Dans le futur, plusieurs articles cerneront, d’une manière plus approfondie, le langage poétique.

    1) Le sens du mot «prose »

    Il serait bon, dans un premier temps, de cerner le sens du mot prose, souvent mal compris par les étudiants. Si je m’en réfère au Petit Robert, je découvre que la prose est « une forme de discours oral ou écrit, une manière de s’exprimer qui n’est soumise à aucune des règles de la versification. » La versification est la technique du vers dans le domaine poétique.
    Le Larousse, quant à lui, nous dit que la prose est « une forme ordinaire du discours parlé ou écrit, qui n’est pas assujettie aux règles de rythme et de musicalité propres à la poésie. »
    Un roman, un article de journal... relèvent donc de la prose. Ces définitions du Petit Robert et du Larousse révèlent bien que la prose se distingue de la poésie. Encore faudrait-il savoir comment !


    2) Le langage poétique n’est pas le langage de la prose

    Il faut donc partir de l’idée suivante : le langage poétique est fondamentalement différent du langage de la prose.

    • En effet, dans un texte non artistique (en prose), tous les mots ne peuvent pas se combiner ensemble (on s’intéresse d’abord au sens des mots avant de les combiner). Imaginez que je me rende chez le boulanger en lui disant : « Cher boulanger, votre esprit charitable et plein d’abnégation vous permettra-t-il de m’offrir un pain pétri par vos mains adorables ! ». Ne pensez-vous pas qu’il me prendra pour un fou ! Pourquoi ? Parce qu’un boulanger (malheureusement peut-être !) ne rêve pas ! Il souhaite entendre un message clair de ma part ( « Je désire un pain »), car son unique but est de vendre du pain !

    • Par contre, dans un texte artistique de nombreuses combinaisons de mots sont possibles (c’est d’ailleurs la combinaison plus ou moins originale des mots qui crée un rapport sémantique plus ou moins original)


    En résumé :




    3) Le langage poétique peut offrir une multiplicité de sens

    Le langage poétique peut offrir une multiplicité de sens. Ces sens ont été placés volontairement ou non par l’auteur du poème. Le lecteur est libre, quant à lui, d’y ajouter ses propres sens en fonction de sa culture environnante.
    Le langage de la prose n’offre souvent qu’un seul sens (puisque souvent son but est de transmettre un message clair pour tout le monde).


    4) Le langage avant le sens

    Le langage poétique a ses caractéristiques propres (rythme, rimes facultatives, jeu sur les sonorités et les répétitions, métaphores...). Puisqu’il est différent du langage de la prose, il convient d’abord de se pencher sur les caractéristiques du langage poétique : il faut d’abord étudier son langage (ensuite montrer les sens produits par ce langage).

    L’erreur serait en face d’un poème de se poser en premier lieu la question suivante : « Qu’est-ce que le poète a voulu dire, quelles sont les idées exprimées dans ce poème ? »
    Il est donc nécessaire d’analyser au préalable le langage du poète. En effet, le poète se sert avant tout des mots ou est dominé par le langage qui le manipule consciemment ou inconsciemment (par exemple, un mot peut le pousser à écrire un mot auquel il ne pensait pas !). Il crée donc un langage nouveau ou il est créé par le langage. Et ce langage produit des sens.


    5) Une combinaison originale des mots

    C’est la combinaison originale des mots qui crée « la valeur » d’un texte (les clichés sont donc à éviter !)

    Exemples :

    a) Exemple n° 1 : « Vois-tu cette belle jeune fille aux yeux bleus et aux cheveux blonds couchée sur le sable doré ? »

    Lorsque je donne cette phrase en classe à des étudiants qui n’ont jamais suivi un cours sur la poésie, la majorité d’entre eux estime que cette phrase relève de la poésie ! Pourtant, lorsque nous l’ observons attentivement, nous pouvons remarquer qu’elle contient de nombreux clichés. C’est d’ailleurs l’occasion de définir avec eux le cliché (que l’on appelle aussi le lieu commun ou le stéréotype ou le poncif) qui offre une idée que l’on a déjà tellement vue, lue ou entendue qu’elle n’est plus originale ! Pour en revenir à la phrase de départ, nous remarquons les clichés suivants :


    Belle fille

    Pourquoi toutes les filles devraient-elles être belles ? Et d’ailleurs qu’est-ce qu’une belle fille ? En outre, des filles considérées comme étant moins belles n’ont-elles pas parfois davantage de charme ?


    Jeune fille

    Les filles sont toujours représentées comme étant jeunes ! Avez-vous déjà vu des publicités montrant des femmes âgées ? C’est plutôt rare !


    Les yeux bleus

    Voilà encore un cliché ! Le bleu des yeux représente le sommet de l’esthétique pour de nombreuses personnes, et en particulier pour les jeunes !


    Les cheveux blonds

    Les publicités montrant des femmes aux cheveux blonds sont fréquentes et ce malgré les blagues qui circulent à leur propos !


    Femme couchée

    Un certain érotisme exploité encore une fois dans de nombreuses publicités !
    La femme couchée symbolise l’attente du mâle, le désir, la sensualité...


    Le sable doré

    Voilà le cliché de la carte postale !


    b) Exemple n° 2

    • Voici une phrase que j’écris au tableau : « Ton corps avec ses quatre membres me fait penser à un arbre. Tes doigts ressemblent à du blé qui me caresse. Ce soir nos regards sont chauds et révèlent notre désir l’un de l’autre. »

    À nouveau, je demande aux étudiants si cette phrase appartient à la poésie ou à la prose. De nombreux étudiants me signalent que cette phrase relève de la poésie alors qu’il n’en est rien ! Pourquoi ? Un langage assez lourd et explicatif. En outre les métaphores originales sont absentes :

    • Ensuite j’écris la transformation de cette phrase en poésie :




    c) Exemple n° 3

    Pour ce dernier exemple, je note au tableau et face à face les deux textes suivants.
    À gauche, le texte en prose. À droite sa transformation en poème. On remarquera, dans le deuxième texte, le travail opéré sur le plan du langage (nombreuses métaphores, le champ lexical de la plage, une partie du corps décrite dans chaque vers impair, une allusion à la deuxième personne dans chaque vers pair, un complément de lieu dans chaque vers impair...).




    6) La liberté

    La poésie est le règne de la liberté ! Mais il ne s’agit pas d’une liberté anarchique.
    On peut tout écrire en poésie à la condition de savoir pourquoi l’on écrit de telle ou telle façon ! Cette idée de liberté va à l’encontre des idées préconçues sur la poésie. Nous savons en effet que les poètes ont souvent voulu s’astreindre à des règles strictes et les étudiants s’imaginent que la poésie est un lieu de contraintes strictes ! Je leur explique que la poésie a la liberté ou non de suivre certaines règles et qu’un poème n’est pas moins beau parce qu’il obéit ou non à ces règles ! Pensons aux poètes du XVIe siècle (poésie avec contraintes) ou du XXe siècle (nombreuses poésies libres) qui ont écrit des oeuvres remarquables !


    7) L’importance du travail

    Pour conclure cette petite introduction aux différences entre la prose et la poésie, j’insiste sur l’importance du travail dans le domaine poétique. La poésie est souvent le résultat d’un long travail ! À tel point qu’un poème écrit il y a un mois peut être jugé mauvais par son auteur après nouvelle lecture. Bien entendu, dans plusieurs cas, l’inspiration peut être souhaitable, mais celle-ci n’est pas la condition nécessaire à la création d’un beau texte !




  • Bruno Hongre nous propose un deuxième article faisant suite à celui qui est intitulé : «Qu’est-ce qu’expliquer un texte ?». Il imagine maintenant des questions posées par un(e) élève à son professeur : ces questions sont toujours liées à l’explication de texte. Les réponses ont le mérite d’offrir des pistes de réflexion très intéressantes abordant les aspects suivants : le travail que suppose une oeuvre, la sincérité calculée de l’écrivain, la nécessité d’une rigueur sur le plan de l’explication de texte et l’utilité de l’explication de texte.

     


    QUESTIONS D’UN(E) ÉLÈVE À SON PROFESSEUR

    (à la suite des remarques faites précédemment sur les deux phrases qui achèvent L’Eclat d’obus de Maurice Leblanc, un(e) élève réagit :)



    « Mais Monsieur, franchement, l’auteur a-t-il pensé à tout cela ? »

    On peut dire… que oui. En tout cas, beaucoup plus qu’on ne l’imagine. Il faut bien se rendre compte de tout le travail que suppose une œuvre. Ce qu’on appelle l’inspiration n’est qu’une première étape. Elle se réduit souvent à l’idée d’un sujet (c’est encore une nébuleuse), à l’élan vers un thème (que tout à coup il sent comme personnel), ou parfois même à la nécessité de faire « une œuvre de circonstance ». Une fois saisi par cette idée de départ, l’écrivain passe beaucoup de temps à concevoir l’œuvre, à ordonner les thèmes, à agencer une intrigue, à équilibrer les parties, à découper en chapitres, en paragraphes, en faisant des sauts en avant ou en arrière ; puis il accumule les notes, observe, classe, reproduit, rédige, rature, rédige, calcule l’effet de ses phrases en renforçant ou en allégeant l’expression (et tout cela, il peut le faire dans l’ordre ou dans le désordre, qu’il écrive manuellement ou qu’il saisisse sur traitement de textes). Si l’on ajoute à ce labeur les règles à respecter, les contraintes de tel ou tel genre littéraire, on comprend qu’écrire exige au moins autant de transpiration que d’inspiration ! L’auteur doit penser à tout…
    Les préfaces, les carnets d’écrivains, les variantes ou les versions diverses d’un manuscrit, l’étude de la versification ou des figures de style, – tout le prouve. Pour écrire le vers le plus émouvant, il a bien fallu compter les syllabes et respecter les rimes…
    N’oubliez jamais que l’auteur ne veut pas seulement écrire pour lui-même : il veut aller au public, il veut que son œuvre soit lue, reçue, comprise, aimée. Il craint – cela vous étonne ? – l’ennui du lecteur. Il recherche donc l’efficacité, qu’il s’agisse pour lui de faire réfléchir, faire rire ou faire pleurer.
    Il recherche aussi l’originalité, car s’il avait le sentiment de ne faire que répéter ce que tout le monde sait ou ce que d’autres ont déjà si bien dit, il n’oserait plus écrire. Pour manifester sa marque, son style, l’inspiration ne suffit pas. Pour que son cri paraisse spontané, il doit le moduler. Et même lorsqu’une jolie tournure, une expression heureuse lui vient à l’esprit par hasard, ce n’est jamais par hasard qu’il la conserve : il faut que cela obéisse à ses choix esthétiques, que cela entre dans la cohérence de son livre, que cela corresponde à ce qu’il veut vraiment dire. Naturellement, dans tout ceci, je parle des bons écrivains.


    « Mais alors, si je comprends bien, tout est affaire de calcul, et non de sincérité ? »

    L’émotion est une chose, son expression en est une autre, même si parfois les deux jaillissent en même temps. Souvent, le premier mot, le « cri » spontané, sonnent faux. Et c’est au contraire en cherchant en soi ce qu’on éprouve précisément qu’on affine sa sincérité. « La poésie est un cri, mais c’est un cri habillé », dit Max Jacob.
    Prenez l’exemple d’un peintre. Il ne veut pas mentir : il veut représenter aussi exactement que possible le sujet qu’il a en face de lui. Regardez-le faire : il est bien obligé de calculer. Il est d’autant plus obligé de calculer qu’il doit donner l’illusion, sur la surface plane du tableau, d’un monde réel en trois dimensions. Il lui faut jouer avec les lois de la perspective, les contrastes de tons, les mélanges de couleurs, pour produire aux yeux du spectateur une impression de réalité. Et même, pour retrouver sa propre impression devant cette réalité. Aussi profond que soit son sentiment de la nature, ou sa fascination pour un visage, il travaille, il corrige, il recule pour juger de l’effet des formes, il retouche sans arrêt. Bref, il est un artiste, et pas seulement un homme ému…
    Il en est de même pour l’écrivain, le dramaturge ou le poète. Il ne suffit pas qu’il soit ému, il faut qu’il soit émouvant. Pour écrire juste, comme un musicien ou un acteur qui «joue juste», il doit maîtriser la langue et le style. Il doit composer son tableau, lui aussi, pour rendre sensible le thème auquel il est sensible. Ce n’est pas là de l’«insincérité» (même si évidemment les techniques artistiques permettent aussi de tricher). À la limite, c’est contre la spontanéité que se conquiert la sincérité.
    Ce calcul de l’artiste n’est pas forcément « froid ». Il est souvent intuitif. Après bien des années passées à maîtriser son art, l’écrivain – comme le peintre avec son pinceau –, peut réussir du premier coup son trait de style. Il y a bien « calcul », car toute maîtrise est le fruit d’un savoir-faire ; mais ce calcul est devenu comme instinctif. Guidé par son désir expressif, fidèle à cette forme de sincérité que l’on appelle souvent la « nécessité intérieure », l’auteur corrige, ajoute, retranche, modifie ; mais c’est devenu chez lui une seconde nature, – et non pas une attitude froide, cynique, délibérée, de calculateur abstrait .


    « Par exemple ? »

    Un bon exemple nous est donné par Victor Hugo, lorsqu’il écrit, pour célébrer l’anniversaire de la mort de sa fille, le poème « Demain, dès l’aube… ». Dans ce texte, le poète affiche sa peine : il fait de beaux vers émouvants ; il se montre si triste qu’il dit : «je ne verrai ni l’or du soir qui tombe/, Ni les voiles au loin descendant vers Harfleur» (non sans rappeler, en peignant ce tableau, sa palette et sa technique de bon versificateur !) ; bref, il travaille son cri de douleur, tout en l’exprimant, pour nous communiquer sa souffrance. Ainsi, dans un même mouvement, il est ému et il calcule l’expression de son émotion. Cela signifie-t-il qu’il n’est pas sincère ? Non : il veut seulement faire partager sa souffrance. Quant à nous, si nous « expliquons » son poème, nous n’aurons pas honte de relever les procédés dont il se sert ; nous voulons ainsi mieux comprendre sa souffrance, et peut-être mieux la ressentir ; ou même, inversement, la relativiser en décelant un peu trop de narcissisme dans l’exhibition de cette douleur. Tout cela est très instructif, quoi qu’il en soit.
    Il n’y a pas que l’exemple des « grands » auteurs. Chacun de nous travaille son expression orale ou écrite. Roland Barthes cite le cas très banal d’une lettre de condoléances. Supposez que votre meilleur ami perde un être cher. Vous êtes sensible à son chagrin. Vous voulez l’assurer que vous êtes en communion de cœur avec lui. Vous songez donc à lui écrire : « Sincères condoléances. » En disant cela, vous exprimez très exactement votre sentiment, puisque les trois mots « condoléances », sympathie » et « compassion » signifient tous, d’après leur étymologie : « souffrance avec », communion dans la douleur. Cependant, en lisant simplement les mots « sincères condoléances » dans votre lettre, votre ami croira que vous êtes insensible à sa peine, car l’expression est usée. Alors, vous allez prendre votre plus belle plume et, pendant une heure ou deux, vous allez écrire, raturer, travailler vos phrases, mettre au point une lettre originale, adroite ou non, mais qui touchera votre ami. Eh bien, ce faisant, vous vous livrez à un travail d’écrivain qui est en même temps un effort de sincérité.
    Ainsi, l’écrivain authentique est quelqu’un qui ne se satisfait pas des expressions passe-partout, banales, stéréotypées. Il désire mettre en forme claire la nébuleuse intérieure qu’il porte en lui-même, pour la transmettre le plus fidèlement possible au lecteur ; s’il ne faisait pas cet effort, il aurait le sentiment de se trahir lui-même, en ne traduisant pas exactement ce qu’il éprouve. Nous autres, en allant à la rencontre de son œuvre, c’est son originalité d’homme et d’artiste, indistinctement, que nous recherchons et tentons de mettre en valeur. Bien expliquer un texte, c’est ne pas manquer cette rencontre.


    « Mais vous pensez donc que les auteurs arrivent toujours à exprimer à 100% ce qu’ils veulent dire ? »

    La question est complexe. On peut répondre « oui » dans le sens où l’auteur véritable parvient toujours à dire ce qu’il veut dire : il en a les moyens littéraires. Mais il en dit parfois davantage qu’il ne l’imagine… le problème étant de savoir exactement en quoi consiste ce que l’on « veut » dire » !
    Je m’explique. En vérité, le « vouloir dire » de l’écrivain ne se limite pas à ce qu’il a totalement conscience d’exprimer. Si l’auteur dit bien tout ce qu’il croit dire, il ne sait pas totalement ce qu’il dit. Pourquoi ? Parce qu’il est traversé, comme on l’a vu :

    • par toutes les données de tout son inconscient personnel, que les critiques littéraires, en s’appuyant sur toute l’œuvre, arrivent souvent à mieux connaître que l’auteur lui-même ;

    • par les données de son époque, dont les conceptions dominantes le marquent sans qu’il le sache toujours (c’est sa part d’inconscient collectif, si l’on veut), même si le génie des grands écrivains est justement de dépasser leur époque) ;

    • par de multiples influences esthétiques, plus ou moins reconnues, qui viennent d’autres œuvres, des mouvements culturels divers, des modes littéraires, des genres codés qui lui préexistent, etc.

    De là vient que, sans en connaître l’auteur, on peut attribuer une œuvre à telle ou telle période de la littérature. De là vient qu’un écrivain qui, durant toute sa vie, s’est opposé à son époque, un siècle après, sera considéré comme représentatif de cette époque (Flaubert, par exemple). Il serait bien étonné s’il pouvait lire par anticipation les futurs manuels de Littérature ou d’Histoire…
    Ces remarques ne dispensent naturellement pas d’étudier ce que dit et ce que fait consciemment l’auteur en écrivant son texte. Elles complètent simplement les objectifs de l’explication. Ainsi, expliquer un texte, ce n’est pas seulement expliquer ce qu’a voulu dire l’auteur, c’est aussi montrer ce qu’il a pu dire sans le vouloir.


    « Dans ce cas, on peut faire dire n’importe quoi à n’importe quel écrivain ! »

    Erreur !!! Car le texte est là, dans sa matérialité. Il faut être très prudent. Examiner tout le texte, rien que le texte, et ne rien projeter sur le texte qui soit en contradiction objective avec des éléments du texte… Concrètement, on peut distinguer ce qui est absolument sûr de ce qui reste du domaine de l’interprétation, de l’hypothèse. Et, quelles que soient nos intuitions, tout contrôler par un regard rigoureux sur le texte :

    • Soit à l’échelon de l’œuvre entière, en mettant en rapport de multiples passages, en étudiant les cohérences internes de l’œuvre ;

    • Soit à l’échelon des extraits limités qu’on étudie en cours ou à l’examen, en appuyant la moindre hypothèse de lecture sur tous les aspects objectifs du texte, comme on le précisera dans l’article suivant (choix des mots, réseau lexical, figures de style, syntaxe, rythme et sonorités, etc.).
    Le texte est roi. C’est toujours à lui qu’il faut se soumettre en dernier ressort, même si, pour faire « parler » l’œuvre, on peut partir d’un certain nombre de lieux qui lui sont extérieurs (la connaissance de l’époque, le savoir psychanalytique, l’intertextualité, etc.).


    « Tout ce travail, à quoi ça nous mène, finalement ? »

    Vous me demandez, en somme, à quoi sert l’explication de texte ?
    Je dirai, en vrac : à mieux comprendre, à mieux sentir, à mieux juger, à mieux écrire, à mieux vivre !


    A MIEUX COMPRENDRE :

    Le sens global, bien sûr. Mais surtout les nuances de sens. On croit parfois qu’étudier les moyens d’expression, c’est couper les cheveux en quatre : pas du tout ! Les significations sont indissociables des processus de signification. Comprendre un texte, ce n’est pas le réduire au thème général qu’il illustre, c’est entrer dans la vision particulière d’un auteur, c’est déceler les cohérences profondes de son univers personnel.


    A MIEUX SENTIR :

    L’attention aux phrases, à leur agencement, aux vers, etc., conduit à mieux percevoir ce qu’ils évoquent, à mieux « écouter » leur mélodie, à mieux rêver avec un écrivain, à devenir poète ou visionnaire avec lui… L’habitude de fréquenter les textes affine ainsi la vie intérieure, développe notre sensibilité aux langages et à leurs nuances, et nous mène, en fin de compte, à mieux nous connaître en saisissant la nature de nos émotions.


    A MIEUX JUGER :

    Mieux apprécier les textes, c’est à la fois :

    savoir critiquer. Ne pas gober n’importe quoi. Connaître les feintes du langage, déjouer les pièges de la rhétorique. Reconnaître les « ficelles » de l’illusion réaliste. Détecter les idéologies suspectes qui se camouflent dans l’argumentation ou les sophismes de certains discours ou textes dits « argumentatifs »… Savoir comment, et en quels endroits, certains auteurs peuvent nous tromper (ou se tromper !). En un mot, ne pas se laisser convaincre par n’importe quel texte, si entraînant soit-il ;

    * savoir admirer. Oser admirer ! Mesurer les difficultés que l’écrivain a su vaincre pour composer une œuvre, une page, une phrase. S’étonner devant la puissance d’un imaginaire, l’allégresse d’un style, la hardiesse d’une dénonciation. Ne pas s’extasier devant des ouvrages trop faciles, et apprendre à reconnaître les oeuvres de grande qualité, même si elles nous semblent pas telles au premier abord.


    A MIEUX ECRIRE :

    A travers les textes, jusque dans leurs moindres détails, nous recevons une perpétuelle leçon d’écriture. Cela ne vous tente-t-il pas ? Admirer une oeuvre remarquable, c’est souvent ipso facto avoir envie de l’imiter (beaucoup de vocations d’écrivains sont nées ainsi). Sans aller jusque-là, on peut au moins enrichir sa langue, adopter des tournures plus aisées, étendre ses moyens d’expression personnels. La langue courante, que nous employons, a été forgée par tous ceux qui la parlent, mais aussi par tous ceux qui l’écrivent, dans un va-et-vient continuel auquel vous participez sans le savoir.


    A MIEUX VIVRE :

    Cela vous étonne ? Mais pourquoi s’intéresserait-on aux œuvres, en dernier ressort, si celles-ci n’avaient rien à dire à notre vie ? Avec leurs émotions, leurs drames, leurs rêves, leurs doutes, leurs intuitions, et toute la force de leur génie, les écrivains composent le Grand Livre de l’Humanité. Mais nous, de notre côté, avec nos émotions, nos rêves, nos questions, nos expériences, nous vivons le grand livre de notre vie. Eh bien, ces deux « grands livres » ne sont pas sans rapport l’un avec l’autre. La parole des auteurs est souvent la nôtre. Ils nous expriment en s’exprimant eux-mêmes. Ils nous aident à énoncer nos angoisses, à rêver nos rêves, à porter nos interrogations. Ainsi, mieux comprendre les textes c’est mieux comprendre notre propre existence.


    « Mais alors, Monsieur, pour bien comprendre et ressentir un texte, il faudrait y entrer avec tout soi-même ? »

    Sans doute. Idéalement, oui. C’est ce que fait un vrai lecteur. Même si, en cours, un professeur ne livre pas trop sa réaction personnelle devant les livres, même s’il l’atténue ou la feutre sous un commentaire savant, c’est tout de même en raison de cet amour existentiel de la littérature qu’il a choisi de l’enseigner. On ne lit à fond un texte qu’en le lisant avec « tout » soi-même. Bien entendu, on n’en demande pas tant dans l’exercice scolaire de l’explication. Je connais d’ailleurs plus d’un adolescent qui, devant certains sujets proposés à l’examen, ricaneraient si on leur disait que ces textes ont un rapport quelconque avec leur existence passée, présente, ou à venir. Mais c’est peut-être parce qu’ils n’ont pas encore pris conscience de ce « grand livre de la vie », fait de mots et d’expérience, qui est déjà inscrit dans leur tête, et qui leur permettrait, s’ils le connaissaient mieux, d’entrer – au poins partiellement» – en résonance avec les textes.

    Bien entendu, pour entrer ainsi dans le texte, pour y retentir, il y a quelques pistes à suivre. Des méthodes pour apprendre à voir, et aussi des méthodes pour apprendre à sentir. Ce sera l’objet d’un autre article, prochainement sur ce site…

    (à suivre)

    Bruno Hongre ©2003

  • Le résumé de texte est un exercice capital, car il permet de mesurer l’esprit de synthèse. Celui-ci (tout comme l’esprit d’analyse) est une faculté essentielle qui permet d’affronter plus sereinement l’enseignement supérieur. Bien entendu l’esprit de synthèse s’acquiert au fil des exercices qui doivent être relativement nombreux.

     

    1) Théorie

    a) Il faut savoir que vous devez absolument respecter la longueur du résumé qui, généralement, est fixée dès le départ.

    b) Un résumé ne peut pas être considéré comme un plan.
    Vous devez donc le rédiger sous la forme d’un texte suivi (alinéas et mots-liens). Les idées doivent s’enchaîner logiquement à l’intérieur de l’alinéa.
    En outre les alinéas doivent, dans la mesure du possible, être liés entre eux par des liens logiques.

    c) Vous ne pouvez pas prendre des phrases du texte original pour créer votre résumé.
    En fait il faut se mettre à la place de l’auteur et exprimer ses idées avec vos propres mots et expressions.
    Si vous tenez à reprendre une expression du texte original, vous devez obligatoirement la placer entre guillemets. Je dis souvent à mes étudiants de ne pas prendre plus de deux mots qui se suivent dans le texte original ! Bien entendu certains mots du texte original doivent être repris (si, par exemple, un auteur a créé un texte sur la télévision, il faut garder le mot «télévision» et ne pas vouloir le remplacer par «boîte carrée et magique» !).

    d) Le résumé doit aller à l’essentiel. Certains alinéas du texte original sont peut-être longs, mais inutiles. Par contre d’autres alinéas du texte original peuvent être très courts, mais essentiels.

    e) Il est préférable de garder l’ordre du texte original.

    f) Il faut éviter le style indirect (ne pas écrire par exemple : «l’auteur veut nous montrer que...»). Si l’auteur dit «je», vous pouvez écrire «je». Mais vous devrez donner en tête de copie donner toutes les références du texte original et indiquez que vous en faites un résumé.

    g) Vous ne pouvez pas donner votre avis personnel dans un résumé ! Cela vous semble sans doute évident, mais je vous signale que la plupart des étudiants «inventent» des idées dans leurs premières contractions ! La soumission à la pensée de l’auteur est donc essentielle.


    2) Pratique

    a) Pour les textes courts (entre 5 et 10 lignes) : cette méthode ne convient qu’aux étudiants ayant déjà une certaine expérience de la contraction.

    a) Lire quelques fois le texte original sans prendre note.
    b) Essayer de formuler mentalement l’idée principale du texte,l’introduction , la manière dont les idées s’enchaînent et la conclusion.
    c) Soulignez les mots qui vous rappellent les idées que vous ne pouvez pas oublier. Ne soulignez pas de phrases.
    d) Commencez à rédiger.

    b) Pour les textes plus longs (entre 10 et 20 lignes), voici une méthode intéressante qui porte ses fruits :

    Supprimer les idées qui vous semblent accessoires

    Exemple :
    Dans la phrase : «La télévision, cette boîte lumineuse et hypnotisante qui trône dans notre intérieur, occupe une grande partie de notre temps.», on peut supprimer «cette boîte lumineuse et hypnotisante qui trône dans notre intérieur».

    Supprimer les idées qui sont répétées (on gardera l’information qui semble la plus précise).

    Exemple :
    Dans la phrase «la télévision nous offre parfois des émissions qui nous abrutissent, nous abêtissent, nous crétinisent...», on peut supprimer : « nous abêtissent, nous crétinisent».

    • Si le texte original offre une information générale et des informations secondaires, supprimer ces informations secondaires (exemples, énumérations...) et garder l’information générale.

    Exemple :
    Dans la phrase : «De nombreuses émissions ne relèvent pas vraiment le niveau des spectateurs et tentent de le considérer comme un être inculte : pensons à Loft Story, Star Académie, les feux de l’amour...», on peut supprimer «pensons à Loft Story, Star Académie, Les feux de l’amour...»

    Remplacer certains développements par des informations générales que vous devez créer vous-même.

    Exemple :
    Certaines émissions de télévision sont néfastes aux enfants, aux adolescents et aux adultes : cette phrase peut être remplacée par «Certaines émissions de télévision sont néfastes à tous.»

    Remarque :

    Dans tous les cas, il peut être utile de réaliser la charpente du texte : une charpente est un plan plus ou moins détaillé qui révèle les liens logiques entre les différentes idées.


  • Boris Vian
    L’article qui suit a pour but de révéler les grandes différences entre le roman traditionnel et le roman nouveau.
    Quant au Nouveau Roman (une catégorie du roman nouveau), il sera abordé ultérieurement.

    A) Et le Nouveau Roman ?

    Le Nouveau Roman, dont je parlerai d’une manière approfondie dans un futur article, peut être considéré comme une branche du roman nouveau qui comprend de nombreuses catégories.


    B) Les différences très générales entre le roman traditionnel et le roman nouveau

    Globalement l’on distingue le roman traditionnel et le roman nouveau.

    Le roman traditionnel vise à donner l’illusion du réel, à nous faire croire que ce qu’il raconte est vrai ! Le roman traditionnel offre une véritable stratégie dans la mesure où, d’une manière explicite, son auteur vise une certaine conformité avec le réel. Le roman traditionnel utilise des procédés narratifs traditionnels qui concourent à donner l’impression du vrai. Tout est fait pour vraisemblabiliser les choses. L’écriture n’est qu’un moyen pour arriver au but essentiel qui est de donner l’illusion du réel. En général le récit est linéaire : tout s’oriente vers une fin où tous les problèmes sont résolus ou non.

    Le roman nouveau, quant à lui, détruit souvent l’illusion du réel. L’écriture est pour lui un but essentiel.
    En général le roman nouveau n’est pas nécessairement linéaire (on peut y trouver de nombreux procédés qui perturbent la chronologie traditionnelle : anticipations, rétrospections, variété des points de vue, inversions chronologiques, etc.). L’auteur du roman nouveau peut donner l’impression au lecteur que ce qu’il écrit n’est qu’un roman et que les personnages ne sont que des voix de papier.


    C) Les différentes catégories du roman nouveau

    1) Origine de la réaction

    Dès la fin du dix-neuvième siècle, on parle de crise à propos du roman. La question essentielle tourne autour du mot « réalisme ». Il sera reproché aux écrivains traditionnels non pas tellement d’être réalistes mais plutôt d’utiliser des techniques artificielles pour concourir à donner au lecteur une vision réaliste du monde qui nous entoure. Ce n’est donc pas tant le réalisme qu’une certaine conception de la réalité qui est visée : la manière de traiter le réel sera souvent donc la cible de plusieurs écrivains qui contestent le roman traditionnel.

    Marcel Proust, par exemple, s’en prendra à ce misérable « relevé de lignes et surfaces » en parlant du roman réaliste (il critique notamment les frères Goncourt, ses contemporains) : pour Marcel Proust la vraie vie réside dans des impressions profondément enfouies au sein de la mémoire et dont le romancier doit se faire le traducteur fidèle.
    Gide réagira également contre le réalisme avec son roman les Faux-Monnayeurs. Dans ce roman qui offre de superbes mises en abyme, Gide essayera, par des moyens plus ou moins originaux, de décrire la vaine tentative d’un romancier (Edouard) pour enserrer dans une oeuvre la réalité telle qu’il la vit. Gide forçait le lecteur à s’interroger sur le roman dont il mettait en doute les moyens et la fin.
    D’autres écrivains comme Valéry, Breton et Sartre réagiront également au début du 20e siècle


    2) Quelques catégories du roman nouveau

    • Certains auteurs vont écrire des romans où ils prétendent, par un traitement nouveau de la description, du récit, du personnage et du style, exprimer une idée nouvelle de la société, du monde et du moi. C’est la veine du roman existentialiste (La Nausée de Sartre, l’Étranger de Camus).

    • D’autres écrivains nous font pénétrer dans un autre univers (à la fois angoissant et séduisant) par la magie des mots (Boris Vian, Julien Gracq, André Pieyre de Mandiargues).

    • Quelques écrivains, tout en restant fidèles au quotidien le plus quotidien, nous introduisent dans une autre psychologie (ambiguïté des sentiments, thème du temps et de la mémoire...) : Jean Cayrol, Marguerite Duras...

    • Plusieurs écrivains travailleront davantage le langage et le considéreront parfois comme un laboratoire de recherche. Pensons d’abord au groupe Oulipo (Ouvroir de Littérature Potentielle) dont certains représentants comme Raymond Queneau, Jacques Roubaud et George Perec (dont La disparition qui est un roman sans la voyelle « e » et Les revenentes qui n’utilise que la voyelle « e »). Nous songeons aussi à Philippe Sollers dont certains textes sont écrits sans ponctuation.

    • Le Nouveau Roman (autour d’Alain Robbe-Grillet, Michel Butor, Robert Pinget, Claude Ollier, Claude Simon, Nathalie Sarraute) offrira une des plus belles et des plus audacieuses aventures littéraires.

    • Plus proches de nous certains écrivains utilisent fréquemment la parodie et des structures parfois très originales. Pensons à Jean Échenoz, Jean-Philippe Toussaint, Tanguy Viel, etc.


    D) D’une manière schématisée

    1) Roman traditionnel

    • Le roman traditionnel se développe surtout au XVIIe siècle, XVIIIe siècle, XIXe siècle, XXe siècle (on peut noter quelques exceptions comme Jacques le Fataliste de Diderot qui offre un roman nouveau au 18e siècle !)

    • Le roman traditionnel est un littérature de représentativité, c’est-à-dire une littérature qui s’efforce de donner au moyen de l’écriture l’illusion de la réalité.

    • Le but essentiel du roman traditionnel est de se rapprocher du réel (l’écriture n’est qu’un moyen pour arriver à ce but).

    • Le roman traditionnel veut rendre le personnage vraisemblable.

    • La FICTION du roman traditionnel est souvent réaliste.

    • La NARRATION du roman traditionnel offre les éléments suivants : un écriture, des procédés utilisés pour « faire vrai » même si l’écriture, le style sont très beaux (cf. Stendhal, Flaubert, Balzac... ). Citons quelques procédés : attributs nombreux pour le personnage, descriptions fouillées et surtout présentées d'une manière conventionnelle, portrait traditionnel de haut en bas ou de bas en haut, espace bien précisé, temps chronologique, structure linéaire, etc.


    2) Roman non traditionnel (ou roman nouveau)

    • Le roman non traditionnel se développe surtout à partir du début XXe siècle (surtout à partir d’environ 1950) : il est à noter que la plupart des romans sortis depuis cette date restent néanmoins traditionnels.

    • Le roman non traditionnel veut détruire l’illusion du réel.

    • Dans le roman non traditionnel, l’écriture se remet très souvent en question (elle devient souvent essentielle ; ainsi dans La dentellière de Pascal Lainé on peut, par exemple, lire : « Elle a 24 ans (enfin mettons !) ».

    • Le nom des personnages est parfois inexistant.

    • La FICTION du roman nouveau pas toujours proche du réel (voir L’écume de jours de Boris Vian !).

    • La NARRATION du roman nouveau détruit les procédés utilisés auparavant.


    Conclusion:

    Le critère de base qui permet souvent de distinguer un roman traditionnel d’un roman nouveau est lié à la narration (manière de raconter, écriture, langage, structure particulière...). Le roman non traditionnel offre souvent une écriture originale. La preuve ? Un roman de science-fiction est souvent traditionnel dans la mesure où il offre une narration qui ne surprend guère (le seul critère d’un fiction plus ou moins originale ne suffit donc pas) !


    E) D’une manière plus approfondie, le roman nouveau peut offrir les caractéristiques suivantes


    Je rappelle que toutes les caractéristiques énoncées ci-après ne sont pas nécessairement rassemblées dans chaque roman nouveau. Le plus souvent celui-ci offre quelques-unes de ces caractéristiques. En outre la présence de l’une de ces caractéristiques dans un roman n’est pas toujours une condition suffisante pour cataloguer le roman en question de roman nouveau. Il convient donc d’éviter les généralisations abusives !

    1) Le récit n’est pas linéaire. Il n’offre pas une suite logique d’événements venant à la suite d’une situation initiale bien déterminée et précédant une situation finale présentant ou non la résolution des problèmes. La fin du roman peut être ouverte, laissant au lecteur la possibilité d’imaginer la suite.

    2) Le personnage n’offre pas une psychologie fouillée comme dans le roman traditionnel. Cette psychologie peut même être floue dans la mesure où le personnage est un être tellement complexe qu’il ne peut être défini clairement. Parfois même la psychologie est absente laissant plutôt la place à des actions révélant à elles seules le caractère du personnage.
    Les procédés descriptifs qui concernent le personnage s’éloignent du portrait traditionnel. En effet le personnage traditionnel a de nombreux attributs (nom, âge, un physique et un langage particuliers, une psychologie déterminée, un passé...) qui sont parfois absents dans le roman nouveau. En outre les techniques du portrait traditionnel (décrire un personnage de bas en haut ou de haut en bas, etc.), dans la mesure où l’on peut découvrir des portraits dans le roman nouveau en question, ne sont plus vraiment respectées.

    3) Le roman nouveau est la plupart du temps non engagé. Le roman nouveau n’a pas, d’une manière générale, pour but de faire une étude de la société ou de défendre une cause particulière. Les options idéologiques de l’auteur ou des personnages sont souvent floues ou absentes.

    4) Sur le plan spatial, les lieux ne sont pas parfois clairement précisés. L’action peut se dérouler n’importe où. Le but étant parfois de développer une portée symbolique : la fiction est tellement universelle qu’elle peut se dérouler dans tous les lieux à la fois.

    5) Sur le plan du langage, des nouveautés sont parfois apportées. Songeons, par exemple, aux romans de Boris Vian ou Raymond Queneau qui n’hésitent pas à jouer avec le langage (néologismes, déformations de mots, écriture phonétique, mélange des niveaux de langue, métaphores décalées, etc.).

    6) Sur le plan thématique, la richesse symbolique des romans nouveaux est parfois plus complexe que dans le roman traditionnel. Les symboles y sont parfois très nombreux et pas toujours traduisibles immédiatement.

    7) Sur le plan temporel, nous pouvons observer des ruptures observables à travers les rétrospections, les anticipations, etc. La logique chronologique est donc absente, puisque les temps peuvent être bousculés.

    8) Sur le plan structural, nous découvrons parfois un désordre volontaire. Tel chapitre ne suit pas nécessairement le précédent sur le plan temporel ou logique. De plus des répétitions, toujours volontaires, peuvent être décelées : répétition de mots, de phrases, de thèmes...

    9) Le roman nouveau offre souvent une multiplicité de sens. Ceux-ci sont tellement nombreux que, dans certains cas, il est impossible de décider ou non de la véracité d’un fait, d’une idée, etc... Dans un certain sens, on peut dire, pour employer la terminologie de Barthes, que le roman nouveau est à la fois pluriel et scriptible. Pluriel, car il offre de nombreux sens. Scriptible, car le lecteur peut, d’une certaine façon, le réécrire à son tour c’est-à-dire lui apporter des sens nouveaux auxquels le romancier n’a peut-être pas pensé.

    10) Sur le plan du point de vue, l’on observe parfois dans le roman nouveau des variations de perspective : narrateurs multiples, remise en question du narrateur omniscient, clin d’oeil au lecteur, narrateur totalement neutre qui n’interprète jamais le comportement ou la psychologie de ses personnages, alternance entre les visions limitée (narrateur qui fait partie de la fiction : sa vision est donc limitée à ce qu’il voit, entend et apprend) et illimitée (narrateur qui ne fait pas partie de la fiction et qui domine ses personnages comme un dieu), etc.

    11) Dans le roman nouveau, le lecteur est davantage mis à contribution puisqu’il devient le second créateur de l’oeuvre ! Le lecteur est moins un consommateur passif qu’un être actif, obligé très souvent d’écrire, à son tour, le livre afin d’apporter sa vision personnelle parfois fort différente de celle d’un autre lecteur du même livre !



  • Plusieurs tests orthographiques vous sont proposés dans cet article : la plupart des dictées ont été créées personnellement. Mon collègue Frédéric Michaux a rédigé les trois derniers tests. Nous y avons injecté plusieurs règles orthographiques à partir de l’article « Erreurs les plus fréquentes ».
    Vous pourrez vous exercer en classe, en famille ou avec vos amis ! Gagnera le concours « Jipi-boum » (mon expression consacrée bien connue de mes étudiants !) celui ou celle qui ne commettra aucune faute ! En octobre 2002, un étudiant (Bastien Verdoot) a obtenu la grande palme de la « Dictée Leclercq » pour un « Un homme étrange » : boutade lancée par un ancien étudiant qui faisait référence à la dictée annuelle de Bernard Pivot ! Ce record absolu a été obtenu par un de mes étudiants de cinquième (classe équivalente à la seconde en France) qui n’a commis aucune erreur ! Un autre étudiant de cinquième (Aubry Vandeuren) a gagné le concours « Jipi-boum » en mars 2005 avec le texte « La dernière cigarette ».
    Je vous rassure tout de suite : ces dictées sont d’un niveau bien plus facile que celles de Bernard Pivot !
    Selon la longueur de chaque test et le groupe auquel vous vous adressez, il est conseillé de partager chaque texte en deux ou trois parties.

     

    1) Un homme étrange

    Ce texte évoque en partie les idées remarquables du philosophe Henri Bergson à propos du comique

            Un homme, à l’air très sérieux, traversa l’assemblée. Néanmoins il semblait qu’il ne fût pas cet orateur académique qu’elle avait cru observer sur l’affiche appliquée à l’entrée du bâtiment.
            Tous les regards s’étaient braqués sur lui. Quoiqu’il parût bien réel, sa démarche tout entière et son regard quelquefois lointain faisaient songer à un être bizarre venu d’ailleurs. L’assemblée se mit soudainement à rire : elle s’était imaginé que cet homme allait faire un numéro de clown.
            Tout à coup il voulut prendre la parole et dit, à ces hommes et ces femmes, ces paroles étranges qui les calmèrent quelque peu : « Je suis venu vous parler du rire. Quel que soit votre point de vue à ce sujet, je voudrais vous transmettre les idées que j’ai lues un jour dans l’ouvrage d’un éminent philosophe.
            Le comique n’existe pas en dehors de l’homme. On ne peut rire d’un paysage. Et si l’on rit ne fût-ce que d’un animal, c’est parce que l’on aura surpris, chez lui, une attitude tout autre qui évoque celle d’un homme. Et si l’on rit d’un objet, c’est parce que celui-ci aura pris la forme que l’homme lui aura donnée. Ainsi vous remarquerez que le rire est toujours associé à l’homme quoi que vous en pensiez ! L’homme est donc un animal qui fait rire.
            J’ajouterai que le rire est lié à l’indifférence et ne s’adresse qu’à la seule intelligence. Ainsi il suffit que vous regardiez des danseurs en bouchant vos oreilles : ceux-ci vous paraîtront ridicules car vous ne tenez pas compte des sentiments liés à la musique.
            Pour terminer je vous signale que l’on n’apprécierait guère le comique si l’on se sentait isolé... ».


    2) Un homme perdu

            Les livres lus la semaine passée lui étaient en quelque sorte indifférents. Ses amis s’étaient désormais imaginé que plus rien ne l’intéresserait. Il était insensible aux bibelots que lui avait offerts sa mère, aux deux mille disques qu’il avait entendus grincer sur sa platine. Tous ses proches s’étaient rendu compte, ne fût-ce qu’un instant, qu’il se faisait brûler moralement. Quoiqu’il fût encore jeune, Pierre avait plein d’ idées noires qui traversaient tout son esprit et le détruisaient. Sa fiancée, comme toute autre femme, aurait peut-être réagi différemment.
            Il décida d’annuler l’achat de sa future demeure (idée qu’il s’était forgée depuis quelque temps). Au moment où il se convainquit de quitter son appartement et la ville, il dut se contenter de quelques vêtements auxquels il tenait d’habitude beaucoup et il abandonna, entre autres, une foule d’objets divers qui s’amoncelaient depuis des années. « On n’a pas toujours le choix » se rappela-t-il précipitamment. Pierre et sa fiancée avaient toute leur vie été englués dans la richesse qui les étouffait tous deux chaque jour davantage, mais ils ne s’étaient jamais doutés de l’inutilité du luxe. Quel que soit son désir de tout quitter, Pierre n’oublierait jamais la gentillesse, l’honnêteté de ses voisins de palier et surtout leur esprit de tolérance, car ils lui avaient enseigné la censure des préjugés.
            Cette histoire, lecteur, s’était passée à Paris, une ville où tant de souffrances embrasent les coeurs , où l’on ne respire qu’ à travers le langage de l’indifférence, à travers le trafic intense des idées pleines de suffisance et de médiocrité.
            C’est dans cette ville-là que sa fiancée l’avait poussé à se libérer de tous les cauchemars qui, pesants, noircissaient la plupart de ses rêves. Depuis lors, Pierre plongea dans chacun des espoirs insoupçonnés qui lui seraient offerts. Il était d’ailleurs bien résolu à oublier son passé.
            Un jour, en se promenant par hasard dans son village natal, il rencontra sa mère, une femme distinguée entre toutes, mais avec laquelle il s’était toujours ennuyé. Pierre et sa mère s’étaient en tout temps fait du mal. Il aurait enfin souhaité lui révéler les secrets blessant son coeur. Il se demanda quelle pouvait être la réaction de sa mère. Il se sentait obligé de lui confesser sans fard ce qui le tenaillait depuis des lustres. Ce qu’il fit sans plus tarder.
            Le lendemain, le journal local apprit à tous les habitants d’un petit village qu’une femme était décédée après avoir entendu l’horrible secret de son fils : il lui avait avoué ne l’avoir jamais aimée.
            Pierre fut accusé d’homicide volontaire sur la personne de sa mère. Le verdict fut sans appel : il fut condamné et incarcéré dans l’île de la solitude... un île lointaine dont on ne revient, paraît-il, jamais plus.


    3) Un inspecteur patient

            La plupart des dossiers que l’inspecteur avait lus la semaine passée ne lui permirent pas de faire incarcérer le dernier suspect. Quant aux parents de la victime, patients depuis plusieurs semaines, ils s’étaient imaginé que l’inspecteur avait soi-disant décidé de se moquer d’eux.
            Une tout autre idée traversait désormais l’esprit de l’inspecteur. Et si l’assassin avait, ne fût-ce que pour le faire lanterner, volontairement laissé quelques faux indices sur le corps de la jeune femme ? Quels que soient les mobiles du meurtre, il fallait agir vite. L’inspecteur se plongea davantage dans une profonde réflexion et distingua mentalement les différentes solutions qui s’offraient à lui.
            La situation était urgente, car tout le village souhaitait qu’il élucidât enfin l’affaire.
            Quoiqu’il fût jeune, l’inspecteur impressionnait ses collègues : ils le considéraient comme un homme auquel l’on pouvait se confier et qui était susceptible de calmer les esprits. Quelle que soit sa décision, ils étaient prêts à braver les pires dangers pour lui. Et cela quoi qu’il arrivât...
            Comme chaque matin, l’inspecteur appela les membres de son équipe. Les policiers qu’il avait envoyé chercher tardaient à arriver. Il avait aujourd’hui besoin de tous ses hommes. Ceux-ci, impressionnants dans leur costume bleu foncé, s’étaient interrogés sur le pourquoi d’une demande aussi brusque. En effet, depuis quelques mois, ils s’étaient habitués au calme relatif de leur supérieur. Mais ce matin l’atmosphère tout entière semblait tendue et alourdie par des nuages rouges courant dans le ciel d’été. L’inspecteur patienta quelque temps dans son bureau. L’arrivée des policiers était imminente. Cette attente quotidienne lui semblait quelquefois si longue qu’il en oubliait parfois la raison de leur venue.
            Il se demandait s’ils avaient pu faire abstraction de tous leurs problèmes personnels. En effet, lui et ses hommes devaient faire progresser cette nouvelle enquête à laquelle ils étaient confrontés !


    4) Une femme triste

            Elle était plongée dans ses rêves. Quant au décor qui l’environnait, il lui faisait songer quelquefois à son état de désolation. La pièce sombre, dont elle avait fermé les volets, était comme un navire échoué au milieu de l’océan. Plus rien ne l’intéressait hormis cette petite horloge qu’elle avait voulu acheter avant son départ et qu’elle avait posée sur le buffet...
            Les nombreuses maisons de location qu’elle avait visitées ne suscitaient en elle aucun enthousiasme. Seul ce petit appartement au bord de la mer l’avait charmée. En s’y installant pendant sa semaine de vacances, elle espérait ainsi échapper pendant quelque temps à une envie soudaine de se voir disparaître. Quoiqu’elle fût à la fleur de l’âge, ses illusions tout entières s’étaient écroulées. Pourquoi, en effet, continuer à vivre si l’être qu’elle aimait le plus au monde avait décidé de la quitter ? Pourquoi d’ailleurs l’avait-il abandonnée ? Elle s’était souvent reposé cette question qui, à chaque fois, était restée sans réponse. Elle espérait toujours qu’il revînt sur sa décision. Le plus éprouvant était cette absence de justification. Elle aurait tellement apprécié qu’il songeât à lui parler davantage avant qu’il ne se désintéressât d’elle. Rien de pire que certains mystères déchirant vos espoirs d’une lame douloureuse. Quelles que soient les raisons du départ précipité de son fiancé, elle souhaitait qu’il l’aidât à comprendre sa décision.
            Ce jour-là, cependant, l’air de la salle de séjour était comme imprégné d’un parfum léger. Curieuse impression alors que, les jours précédents, l’atmosphère de son appartement était alourdie par l’ amertume de toute sa désillusion.
    Tout à coup une odeur d’écume, mêlée à la saveur d’un été radieux, traversa les murs de sa chambre et l’invita à vivre ses rêves les plus fous. Un sursaut d’espoir fit tressaillir tout son corps et d’un geste vif elle repoussa les battants de la fenêtre. La lumière giclait au bord de ses paupières. Sa tête allait éclater d’un bonheur indicible qu’elle n’avait plus connu depuis bien longtemps.
            Des cris d’enfants lui rappelaient le bonheur qu’elle pouvait encore espérer. Le soleil ressemblait à un coquillage de lumière qui dansait sur les vagues. L’air doux qu’elle respirait était une chanson de sérénité retrouvée.
            Elle porta son regard à l’horizon. Là-bas, très loin, il lui semblait voir l’ombre triste d’un homme qui lui souriait aux anges.


    5) L’orage

            Elle s’était déjà blessée à plusieurs ronces et la pluie battait ses yeux avec une force étonnante. Rien de comparable cependant avec les pluies qu’elle avait dû affronter cet hiver. Quoiqu’elle fût habillée chaudement, elle avait l’impression que l’eau traversait son corps comme un poignard de neige.
            Soudainement elle crut voir distinctement une lueur rouge. Elle souhaitait que celle-ci continuât à éclairer son chemin comme une balise lui permettant de retrouver quelque espoir. La fatigue la surprit sans qu’elle ne s’en rendît compte. Toute autre femme aurait déjà succombé aux nombreux kilomètres qu’elle avait parcourus. Quelle que fût sa détresse, elle poursuivit son chemin. L’eau atteignait parfois ses chevilles, mais rien ne l’arrêtait. Quoi qu’elle fît pour accélérer sa vitesse, elle pataugeait, à certains moments, dans des flaques de feuilles mortes qui ralentissaient sa progression. Elle avança encore quelques pas, ne fût-ce que pour se rassurer. Il ne lui restait plus beaucoup de temps pour survivre à l’oppression qui la tenaillait.
            C’est alors qu’un cri, qui semblait être celui d’un oiseau, lui fit penser à une longue plainte humaine. Elle vit tout à coup une femme, vêtue d’une robe au rouge étincelant, qui lui souriait étrangement. Une femme à la voix stridente et désespérée qui jaillissait de sa gorge comme pour la supplier de ne point l’abandonner... Les deux femmes s’étreignirent alors dans un dernier souffle d’espoir, espérant peut-être que leur rencontre allait éteindre toutes les souffrances qu’elles semblaient avoir vécues.


    6) Le modérateur

            Pendant plusieurs mois de l’année il était modérateur dans un forum de discussion qu’il avait pour fonction de contrôler. Quels que soient les moments de la journée, il y rencontrait des êtres divers aux âges et aux intérêts parfois fort différents. Quoi qu’ils pussent affirmer, tous les membres lui permettaient de découvrir, à travers leurs messages, une tout autre dimension qui était susceptible de l’enrichir.
             Néanmoins il ne se doutait pas que son travail du modérateur pût parfois être si ingrat, car les difficultés étaient multiples. Il devait d’ailleurs veiller à ce que chacun respectât l’autre et à ce que les points de vue les plus divers fussent émis. Il n’était pas question qu’un membre se fît insulter ! Quoiqu’il n’eût pas envie d’exercer un rôle de tyran, il devait supprimer les messages injurieux ou grossiers que certains intervenants avaient postés et qu’il avait espéré ne jamais devoir lire. Il devait en outre susciter le dialogue en relançant perpétuellement de nouvelles discussions.
             Parfois les membres de la communauté lui posaient des questions précises ne fût-ce que sur l’utilisation du forum ou des questions liées à ses compétences personnelles. Étant donné qu’il était professeur de français, plusieurs intervenants, espérant trouver une solution à un problème en rapport avec l’utilisation de la langue française, n’hésitaient pas à le contacter. Sa présence comme animateur suscitait parfois des débats passionnants sur la nécessité de la maîtrise de la langue surtout lorsque l’on désirait créer un site. De plus il était très amusant de constater que, depuis qu’il était animateur, certains membres s’évertuaient à fournir un effort particulier pour mieux écrire ! On ne pouvait en effet que louer ces membres qui avaient bien compris qu’une communication efficace passait par le respect de l’autre à qui l’on s’adressait. Plusieurs d’entre eux s’étaient rendu compte que bien écrire était une manière de considérer l’autre qui avait le droit d’obtenir une information claire et correctement formulée.


    7) L’image

            Quoi qu’il pût se passer, il voulait dorénavant que le monde des images s’écroulât autour de lui... Voilà bien une pensée étonnante pour un peintre dont la vocation première était de créer un univers de formes et de couleurs !
             Ce dégoût de l’image, quelle qu’elle soit, remontait sans doute à la petite enfance. Un jour, en effet, alors qu’il n’était âgé que de deux ans, sa famille lui avait offert des cadeaux, soi-disant originaux, dont il ne savait que faire : deux miroirs tout brisés, un appareil photographique que l’on pouvait soupçonner d’être défectueux et un chevalet de peintre tout à fait disloqué ! Comment d’ailleurs ces adultes ne s’étaient-ils pas rendu compte que les cadeaux qu’ils lui avaient offerts ne pourraient que l’irriter davantage ? Sans doute s’étaient-ils imaginé que cet enfant allait leur exprimer son contentement béat ne fût-ce que pour leur faire plaisir !
             Notre enfant grandit et bien plus tard, par esprit de révolte, sa propre conscience exigea alors qu’il entamât des études de peinture. Étant donné qu’on lui avait imposé un monde d’images, il allait créer son propre univers et ce quels que soient les obstacles qu’il pourrait rencontrer !
             Tout son entourage fut désolé que les événements futurs ne lui permissent pas de retrouver rapidement un équilibre. Ainsi ses amis regrettèrent qu’il entrât en conflit avec son professeur de peinture dont l’unique obsession était la reproduction du réel et qui n’hésitait pas à saccager, dans les musées, les tableaux qui ne l’intéressaient pas ! Il n’était donc pas étonnant que notre peintre fît des cauchemars toutes les nuits. Sans compter le fait que, tous les matins, il invectivait sa propre image dans son miroir !         Quelquefois sa seule consolation était la vision d’un film muet qu’il allait de temps à autre découvrir avec ses amis dans le cinéma de son quartier. Ce film, il l’écoutait plus qu’il ne le voyait : la musique douce du piano d’accompagnement le plongeait dans des rêves délicieux qu’il avait cru éternels.
             Il pouvait aussi rester quelque temps face à une guide excessivement bavarde qui lui montrait des oeuvres architecturales auxquelles il était indifférent !
             De même que la contemplation de son épouse, aux traits tellement charmants , lui procurait un plaisir immense, car elle lui faisait penser à l’oeuvre superbe et jamais achevée d’un grand artiste. Malheureusement il la perdit dans des circonstances dramatiques alors qu’elle s’était préparée, en attendant son retour, à regarder un film d’horreur à la télévision !
             Une raison de plus pour notre peintre de se débarrasser, entre autres, de toutes ces images envahissantes et créer sa propre oeuvre qui ne pourrait ressembler qu’à l’infini de la toile blanche...


    8) Le livre ouvert

            Quoique le temps fût particulièrement maussade, elle souhaitait qu’un rayon de soleil vînt réchauffer quelque peu son visage devenu bien pâle depuis le début de sa longue maladie qui ressortait davantage à un mal-être psychologique. Atteinte de mutisme, elle n’avait pas pu rompre le silence dans lequel elle s’était murée depuis la mort de son mari.
             Aujourd’hui elle redoutait qu’elle ne pût braver son inertie. Quelle que fût son apathie, elle espérait qu’une courte promenade dans la ville lui permît de retrouver son énergie passée.
             Depuis quelques heures, elle arpentait les rues lorsqu’elle se décida à entrer dans une librairie. Son regard fut aussitôt attiré par un livre dont le titre l’interpellait au plus haut point. Le livre ouvert... curieux titre pour un livre fermé dont les pages semblaient scellées par un secret. Elle s’empara du livre, mais s’étonna de ne pas vouloir y jeter ne fût-ce qu’un seul regard. Toute autre femme se serait d’ailleurs laissée guider par son empressement à découvrir ses pages intérieures.
             Revenue à son domicile, elle s’installa confortablement dans son canapé, s’empara de ce livre qui lui semblait magique et s’y plongea. Dès la première page, elle fut surprise de constater que celle-ci était blanche. Fébrilement, elle tourna la page et découvrit que la suivante lui offrait le même vide ! Aucun mot n’y était écrit. Elle ne découvrait que le blanc laiteux d’une page vierge. Déconcertée, elle parcourut rapidement toutes les pages du livre qui ne lui offraient toujours que la pureté étonnante d’un champ d’un neige. Un livre vide, un livre libéré des mots, un livre qui s’offrait, immaculé, au regard tremblant d’une femme atterrée comme si l’on avait voulu lui jeter un mauvais sort.
             Après quelque temps, elle retrouva un calme apparent, prit son stylo et décida de remplir les pages blanches d’une parole enfin retrouvée. Parole pour un livre ouvert à ses pensées...


    9) La dernière cigarette

            Tout son entourage souhaitait qu’elle élaborât des projets apaisant enfin son esprit. Elle était en effet traumatisée depuis la perte de son mari qui fut victime du tabac et semblait stagner sans plus aucun espoir pour sa vie future. On fut, par conséquent, étonné qu’à travers de telles difficultés personnelles elle souhaitât, ce soir-là, contempler pour la dernière fois la fumée de sa cigarette. Elle allait déchirer les paquets de cigarettes qu’elle avait envoyé chercher. Elle allait détruire toutes les traces de son ancien esclavage. Quelles que soient les circonstances auxquelles elle serait soumise dans les prochains mois, elle n’observerait plus les volutes âcres d’une fumée dévastatrice. Elle s’était imaginé qu’elle parviendrait d’ailleurs très rapidement à ne plus penser à cette nicotine qui taraudait son cerveau.
             Le lendemain matin, elle s’était regardée dans le miroir, avait longuement réfléchi aux conséquences de sa décision, mais, soudainement, une tout autre idée traversa son esprit. Pourquoi, se disait-elle, ne remettrait-elle pas en question la stratégie qu’elle avait élaborée la veille ? Des pensées diverses comprimant son coeur lui suggéraient encore de différer les résolutions qu’elle avait prises. Personnellement, je doutais qu’elle pût parvenir à atteindre la victoire, car, quelquefois, je me disais que sa volonté était trop faible ne fût-ce que pour arriver à réduire sa consommation.
             Sa famille tout entière avait donc ce matin-là les yeux braqués sur son visage. Des regards étonnés s’étaient croisés, car l’on ne s’attendait pas à ce qu’une légère fumée sortît de ses lèvres comme si l’ombre de la mort tentait encore de convaincre les autres de l’inutilité de se battre contre une maîtresse dont les rires sardoniques étaient susceptibles de plier la plus forte des créatures.
             Ce matin, culpabilisée, elle plongea son regard au fond de sa tasse de café et, quoi qu’il arrivât, elle souhaitait surtout que personne ne lui adressât la parole. Elle ne distinguait plus les yeux soupçonneux des personnes exigeant de la voir enfin parler. Elle s’enfonça dans un mutisme de plus en plus profond jusqu’à ce qu’elle perçût au fond d’elle-même un léger cri de souffrance lui signifiant la nécessité de rompre définitivement avec le tabac auquel elle s’était asservie durant toute sa vie. Un petit bruit surgissait désormais du fond de son corps et, progressivement, envahissait la pièce devenue soudainement lumineuse d’une grande libération intérieure.


    10) Une pluie diluvienne

            Ce dimanche-là, la pluie tombait depuis quelque temps déjà quand, soudain, la Dyle sortit de son lit à Wavre.
            Appelée en renfort la veille, en raison des intempéries qu’il y avait eu chaque jour de la semaine, l’armée dut évacuer plus de deux cents personnes. Hormis le quartier de la gare, la ville brabançonne tout entière fut touchée. Ainsi, à douze heures, même le trafic autoroutier
    fut interrompu.
             Peu à peu, la panique s’empara des habitants. « Quoi que je fasse, l’eau ne cesse de monter dans ma cave ! », hurla une vieille dame âgée de quatre-vingt-quatre ans. Plus loin, deux adolescents portant une petite fille (vêtue d’une robe bleu clair, d’une veste noire et de gants cerise) tentaient de la consoler. A côté d’eux, un ouvrier communal s’exclama : « Regardez tous ces gens, il faut leur venir en aide ! Les propos rassurants des ministres ne suffisent plus ! Quelles que soient les actions entreprises, elles doivent être plus efficaces ! »
            Tout à coup, une étudiante qui s’était coupé la main quelques instants auparavant, en voulant récupérer deux porte-bouteilles qui flottaient sur l’eau, fut emportée par les flots tourbillonnants. Quoique peu courageux d’habitude, le pharmacien lui lança une corde et la sauva de la noyade. Il s’éloigna en affirmant : « Quant à moi, je déménage dès que possible ! On n’a que des ennuis avec cette rivière ! »


    11) Des délibérations difficiles

            Ce matin-là, comme tous les ans à pareille époque, chaque professeur avait rejoint labibliothèque pour participer aux délibérations de fin d’année. Quelquefois, il y avait de bonnes surprises, mais elles devenaient rares depuis quelque temps. Hormis deux ou trois enseignants, entre autres le professeur de gymnastique, tout le monde était prêt pour les « hostilités ».
            Malheureusement, les dossiers que le directeur avait envoyé chercher n’arrivaient pas. Quelles qu’en soient les raisons, il trouvait ça inadmissible. « Ils ne se sont tout de même pas envolés ! », hurla-t-il. Les intérimaires s’étaient imaginé que la réunion serait plus calme.
    Enfin, on put commencer. Il fallait débattre des quatre-cent-quatre-vingts élèves en une seule journée. Quoique motivés, les professeurs se rendaient compte de la lourdeur de la tâche.
             Soudain, l’éducatrice intervint : « Trouvez-vous normal que, malgré les intempéries qu’il y a eu cet hiver, la petite Florence se soit dandinée en plein milieu de la cour avec cette affreuse petite jupe bleu clair ? » Le directeur la fixa de ses grands yeux marron et vociféra : « Quoi que vous disiez, cela doit avoir un rapport avec les résultats de nos élèves aux examens. Nous leur expliquerons plus tard que leurs tenues doivent être décentes. Abordons uniquement des sujets intéressant les parents. Est-ce que je vous parle des nombreux casse-noisettes que je possède ?
            L’assemblée tout entière se mit alors au travail.


    12) Le tour de France

             Ce matin-là, comme tous les jours depuis quelque temps, on n’entendait parler que du Tour de France. La bourgade tout entière, hormis peut-être quelques personnes plus âgées, s’intéressait à cet événement mondial.
             Ainsi, hier, certains habitants, entre autres le boulanger, s’étaient même adressé des injures quand deux employés de la banque avaient évoqué le problème du dopage.
             Quant aux enfants, obéissant à leurs parents aux cheveux quelquefois grisonnants, ils se massaient sur le bord de la route et espéraient obtenir l’un des porte-clés que lancerait la caravane publicitaire.
             Quels que soient les sujets de discussion, chaque spectateur souhaitait intervenir. Un vieil homme, par exemple, affirma : « A cause des intempéries qu’il y a eu cette nuit, la route est dangereuse ! » Plus tard, une brave dame demanda : « A quelle équipe appartiennent les coureurs qui portent des maillots bleu foncé et des gants orange ? » A quelques mètres de là, un enfant de huit ans s’exclama : « Quoiqu’il soit mauvais grimpeur, c’est Boonen qui gagnera cette deuxième étape ! »
             Soudain, une rumeur se fit entendre. La caravane, composée de deux-cent-quatre-vingts véhicules, approchait. Des policiers rappelèrent aux enfants les consignes de sécurité, mais ceux-ci ne leur accordaient déjà plus la moindre attention.







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