• Questions au professeur

    Bruno Hongre nous propose un deuxième article faisant suite à celui qui est intitulé : «Qu’est-ce qu’expliquer un texte ?». Il imagine maintenant des questions posées par un(e) élève à son professeur : ces questions sont toujours liées à l’explication de texte. Les réponses ont le mérite d’offrir des pistes de réflexion très intéressantes abordant les aspects suivants : le travail que suppose une oeuvre, la sincérité calculée de l’écrivain, la nécessité d’une rigueur sur le plan de l’explication de texte et l’utilité de l’explication de texte.

     


    QUESTIONS D’UN(E) ÉLÈVE À SON PROFESSEUR

    (à la suite des remarques faites précédemment sur les deux phrases qui achèvent L’Eclat d’obus de Maurice Leblanc, un(e) élève réagit :)



    « Mais Monsieur, franchement, l’auteur a-t-il pensé à tout cela ? »

    On peut dire… que oui. En tout cas, beaucoup plus qu’on ne l’imagine. Il faut bien se rendre compte de tout le travail que suppose une œuvre. Ce qu’on appelle l’inspiration n’est qu’une première étape. Elle se réduit souvent à l’idée d’un sujet (c’est encore une nébuleuse), à l’élan vers un thème (que tout à coup il sent comme personnel), ou parfois même à la nécessité de faire « une œuvre de circonstance ». Une fois saisi par cette idée de départ, l’écrivain passe beaucoup de temps à concevoir l’œuvre, à ordonner les thèmes, à agencer une intrigue, à équilibrer les parties, à découper en chapitres, en paragraphes, en faisant des sauts en avant ou en arrière ; puis il accumule les notes, observe, classe, reproduit, rédige, rature, rédige, calcule l’effet de ses phrases en renforçant ou en allégeant l’expression (et tout cela, il peut le faire dans l’ordre ou dans le désordre, qu’il écrive manuellement ou qu’il saisisse sur traitement de textes). Si l’on ajoute à ce labeur les règles à respecter, les contraintes de tel ou tel genre littéraire, on comprend qu’écrire exige au moins autant de transpiration que d’inspiration ! L’auteur doit penser à tout…
    Les préfaces, les carnets d’écrivains, les variantes ou les versions diverses d’un manuscrit, l’étude de la versification ou des figures de style, – tout le prouve. Pour écrire le vers le plus émouvant, il a bien fallu compter les syllabes et respecter les rimes…
    N’oubliez jamais que l’auteur ne veut pas seulement écrire pour lui-même : il veut aller au public, il veut que son œuvre soit lue, reçue, comprise, aimée. Il craint – cela vous étonne ? – l’ennui du lecteur. Il recherche donc l’efficacité, qu’il s’agisse pour lui de faire réfléchir, faire rire ou faire pleurer.
    Il recherche aussi l’originalité, car s’il avait le sentiment de ne faire que répéter ce que tout le monde sait ou ce que d’autres ont déjà si bien dit, il n’oserait plus écrire. Pour manifester sa marque, son style, l’inspiration ne suffit pas. Pour que son cri paraisse spontané, il doit le moduler. Et même lorsqu’une jolie tournure, une expression heureuse lui vient à l’esprit par hasard, ce n’est jamais par hasard qu’il la conserve : il faut que cela obéisse à ses choix esthétiques, que cela entre dans la cohérence de son livre, que cela corresponde à ce qu’il veut vraiment dire. Naturellement, dans tout ceci, je parle des bons écrivains.


    « Mais alors, si je comprends bien, tout est affaire de calcul, et non de sincérité ? »

    L’émotion est une chose, son expression en est une autre, même si parfois les deux jaillissent en même temps. Souvent, le premier mot, le « cri » spontané, sonnent faux. Et c’est au contraire en cherchant en soi ce qu’on éprouve précisément qu’on affine sa sincérité. « La poésie est un cri, mais c’est un cri habillé », dit Max Jacob.
    Prenez l’exemple d’un peintre. Il ne veut pas mentir : il veut représenter aussi exactement que possible le sujet qu’il a en face de lui. Regardez-le faire : il est bien obligé de calculer. Il est d’autant plus obligé de calculer qu’il doit donner l’illusion, sur la surface plane du tableau, d’un monde réel en trois dimensions. Il lui faut jouer avec les lois de la perspective, les contrastes de tons, les mélanges de couleurs, pour produire aux yeux du spectateur une impression de réalité. Et même, pour retrouver sa propre impression devant cette réalité. Aussi profond que soit son sentiment de la nature, ou sa fascination pour un visage, il travaille, il corrige, il recule pour juger de l’effet des formes, il retouche sans arrêt. Bref, il est un artiste, et pas seulement un homme ému…
    Il en est de même pour l’écrivain, le dramaturge ou le poète. Il ne suffit pas qu’il soit ému, il faut qu’il soit émouvant. Pour écrire juste, comme un musicien ou un acteur qui «joue juste», il doit maîtriser la langue et le style. Il doit composer son tableau, lui aussi, pour rendre sensible le thème auquel il est sensible. Ce n’est pas là de l’«insincérité» (même si évidemment les techniques artistiques permettent aussi de tricher). À la limite, c’est contre la spontanéité que se conquiert la sincérité.
    Ce calcul de l’artiste n’est pas forcément « froid ». Il est souvent intuitif. Après bien des années passées à maîtriser son art, l’écrivain – comme le peintre avec son pinceau –, peut réussir du premier coup son trait de style. Il y a bien « calcul », car toute maîtrise est le fruit d’un savoir-faire ; mais ce calcul est devenu comme instinctif. Guidé par son désir expressif, fidèle à cette forme de sincérité que l’on appelle souvent la « nécessité intérieure », l’auteur corrige, ajoute, retranche, modifie ; mais c’est devenu chez lui une seconde nature, – et non pas une attitude froide, cynique, délibérée, de calculateur abstrait .


    « Par exemple ? »

    Un bon exemple nous est donné par Victor Hugo, lorsqu’il écrit, pour célébrer l’anniversaire de la mort de sa fille, le poème « Demain, dès l’aube… ». Dans ce texte, le poète affiche sa peine : il fait de beaux vers émouvants ; il se montre si triste qu’il dit : «je ne verrai ni l’or du soir qui tombe/, Ni les voiles au loin descendant vers Harfleur» (non sans rappeler, en peignant ce tableau, sa palette et sa technique de bon versificateur !) ; bref, il travaille son cri de douleur, tout en l’exprimant, pour nous communiquer sa souffrance. Ainsi, dans un même mouvement, il est ému et il calcule l’expression de son émotion. Cela signifie-t-il qu’il n’est pas sincère ? Non : il veut seulement faire partager sa souffrance. Quant à nous, si nous « expliquons » son poème, nous n’aurons pas honte de relever les procédés dont il se sert ; nous voulons ainsi mieux comprendre sa souffrance, et peut-être mieux la ressentir ; ou même, inversement, la relativiser en décelant un peu trop de narcissisme dans l’exhibition de cette douleur. Tout cela est très instructif, quoi qu’il en soit.
    Il n’y a pas que l’exemple des « grands » auteurs. Chacun de nous travaille son expression orale ou écrite. Roland Barthes cite le cas très banal d’une lettre de condoléances. Supposez que votre meilleur ami perde un être cher. Vous êtes sensible à son chagrin. Vous voulez l’assurer que vous êtes en communion de cœur avec lui. Vous songez donc à lui écrire : « Sincères condoléances. » En disant cela, vous exprimez très exactement votre sentiment, puisque les trois mots « condoléances », sympathie » et « compassion » signifient tous, d’après leur étymologie : « souffrance avec », communion dans la douleur. Cependant, en lisant simplement les mots « sincères condoléances » dans votre lettre, votre ami croira que vous êtes insensible à sa peine, car l’expression est usée. Alors, vous allez prendre votre plus belle plume et, pendant une heure ou deux, vous allez écrire, raturer, travailler vos phrases, mettre au point une lettre originale, adroite ou non, mais qui touchera votre ami. Eh bien, ce faisant, vous vous livrez à un travail d’écrivain qui est en même temps un effort de sincérité.
    Ainsi, l’écrivain authentique est quelqu’un qui ne se satisfait pas des expressions passe-partout, banales, stéréotypées. Il désire mettre en forme claire la nébuleuse intérieure qu’il porte en lui-même, pour la transmettre le plus fidèlement possible au lecteur ; s’il ne faisait pas cet effort, il aurait le sentiment de se trahir lui-même, en ne traduisant pas exactement ce qu’il éprouve. Nous autres, en allant à la rencontre de son œuvre, c’est son originalité d’homme et d’artiste, indistinctement, que nous recherchons et tentons de mettre en valeur. Bien expliquer un texte, c’est ne pas manquer cette rencontre.


    « Mais vous pensez donc que les auteurs arrivent toujours à exprimer à 100% ce qu’ils veulent dire ? »

    La question est complexe. On peut répondre « oui » dans le sens où l’auteur véritable parvient toujours à dire ce qu’il veut dire : il en a les moyens littéraires. Mais il en dit parfois davantage qu’il ne l’imagine… le problème étant de savoir exactement en quoi consiste ce que l’on « veut » dire » !
    Je m’explique. En vérité, le « vouloir dire » de l’écrivain ne se limite pas à ce qu’il a totalement conscience d’exprimer. Si l’auteur dit bien tout ce qu’il croit dire, il ne sait pas totalement ce qu’il dit. Pourquoi ? Parce qu’il est traversé, comme on l’a vu :

    • par toutes les données de tout son inconscient personnel, que les critiques littéraires, en s’appuyant sur toute l’œuvre, arrivent souvent à mieux connaître que l’auteur lui-même ;

    • par les données de son époque, dont les conceptions dominantes le marquent sans qu’il le sache toujours (c’est sa part d’inconscient collectif, si l’on veut), même si le génie des grands écrivains est justement de dépasser leur époque) ;

    • par de multiples influences esthétiques, plus ou moins reconnues, qui viennent d’autres œuvres, des mouvements culturels divers, des modes littéraires, des genres codés qui lui préexistent, etc.

    De là vient que, sans en connaître l’auteur, on peut attribuer une œuvre à telle ou telle période de la littérature. De là vient qu’un écrivain qui, durant toute sa vie, s’est opposé à son époque, un siècle après, sera considéré comme représentatif de cette époque (Flaubert, par exemple). Il serait bien étonné s’il pouvait lire par anticipation les futurs manuels de Littérature ou d’Histoire…
    Ces remarques ne dispensent naturellement pas d’étudier ce que dit et ce que fait consciemment l’auteur en écrivant son texte. Elles complètent simplement les objectifs de l’explication. Ainsi, expliquer un texte, ce n’est pas seulement expliquer ce qu’a voulu dire l’auteur, c’est aussi montrer ce qu’il a pu dire sans le vouloir.


    « Dans ce cas, on peut faire dire n’importe quoi à n’importe quel écrivain ! »

    Erreur !!! Car le texte est là, dans sa matérialité. Il faut être très prudent. Examiner tout le texte, rien que le texte, et ne rien projeter sur le texte qui soit en contradiction objective avec des éléments du texte… Concrètement, on peut distinguer ce qui est absolument sûr de ce qui reste du domaine de l’interprétation, de l’hypothèse. Et, quelles que soient nos intuitions, tout contrôler par un regard rigoureux sur le texte :

    • Soit à l’échelon de l’œuvre entière, en mettant en rapport de multiples passages, en étudiant les cohérences internes de l’œuvre ;

    • Soit à l’échelon des extraits limités qu’on étudie en cours ou à l’examen, en appuyant la moindre hypothèse de lecture sur tous les aspects objectifs du texte, comme on le précisera dans l’article suivant (choix des mots, réseau lexical, figures de style, syntaxe, rythme et sonorités, etc.).
    Le texte est roi. C’est toujours à lui qu’il faut se soumettre en dernier ressort, même si, pour faire « parler » l’œuvre, on peut partir d’un certain nombre de lieux qui lui sont extérieurs (la connaissance de l’époque, le savoir psychanalytique, l’intertextualité, etc.).


    « Tout ce travail, à quoi ça nous mène, finalement ? »

    Vous me demandez, en somme, à quoi sert l’explication de texte ?
    Je dirai, en vrac : à mieux comprendre, à mieux sentir, à mieux juger, à mieux écrire, à mieux vivre !


    A MIEUX COMPRENDRE :

    Le sens global, bien sûr. Mais surtout les nuances de sens. On croit parfois qu’étudier les moyens d’expression, c’est couper les cheveux en quatre : pas du tout ! Les significations sont indissociables des processus de signification. Comprendre un texte, ce n’est pas le réduire au thème général qu’il illustre, c’est entrer dans la vision particulière d’un auteur, c’est déceler les cohérences profondes de son univers personnel.


    A MIEUX SENTIR :

    L’attention aux phrases, à leur agencement, aux vers, etc., conduit à mieux percevoir ce qu’ils évoquent, à mieux « écouter » leur mélodie, à mieux rêver avec un écrivain, à devenir poète ou visionnaire avec lui… L’habitude de fréquenter les textes affine ainsi la vie intérieure, développe notre sensibilité aux langages et à leurs nuances, et nous mène, en fin de compte, à mieux nous connaître en saisissant la nature de nos émotions.


    A MIEUX JUGER :

    Mieux apprécier les textes, c’est à la fois :

    savoir critiquer. Ne pas gober n’importe quoi. Connaître les feintes du langage, déjouer les pièges de la rhétorique. Reconnaître les « ficelles » de l’illusion réaliste. Détecter les idéologies suspectes qui se camouflent dans l’argumentation ou les sophismes de certains discours ou textes dits « argumentatifs »… Savoir comment, et en quels endroits, certains auteurs peuvent nous tromper (ou se tromper !). En un mot, ne pas se laisser convaincre par n’importe quel texte, si entraînant soit-il ;

    * savoir admirer. Oser admirer ! Mesurer les difficultés que l’écrivain a su vaincre pour composer une œuvre, une page, une phrase. S’étonner devant la puissance d’un imaginaire, l’allégresse d’un style, la hardiesse d’une dénonciation. Ne pas s’extasier devant des ouvrages trop faciles, et apprendre à reconnaître les oeuvres de grande qualité, même si elles nous semblent pas telles au premier abord.


    A MIEUX ECRIRE :

    A travers les textes, jusque dans leurs moindres détails, nous recevons une perpétuelle leçon d’écriture. Cela ne vous tente-t-il pas ? Admirer une oeuvre remarquable, c’est souvent ipso facto avoir envie de l’imiter (beaucoup de vocations d’écrivains sont nées ainsi). Sans aller jusque-là, on peut au moins enrichir sa langue, adopter des tournures plus aisées, étendre ses moyens d’expression personnels. La langue courante, que nous employons, a été forgée par tous ceux qui la parlent, mais aussi par tous ceux qui l’écrivent, dans un va-et-vient continuel auquel vous participez sans le savoir.


    A MIEUX VIVRE :

    Cela vous étonne ? Mais pourquoi s’intéresserait-on aux œuvres, en dernier ressort, si celles-ci n’avaient rien à dire à notre vie ? Avec leurs émotions, leurs drames, leurs rêves, leurs doutes, leurs intuitions, et toute la force de leur génie, les écrivains composent le Grand Livre de l’Humanité. Mais nous, de notre côté, avec nos émotions, nos rêves, nos questions, nos expériences, nous vivons le grand livre de notre vie. Eh bien, ces deux « grands livres » ne sont pas sans rapport l’un avec l’autre. La parole des auteurs est souvent la nôtre. Ils nous expriment en s’exprimant eux-mêmes. Ils nous aident à énoncer nos angoisses, à rêver nos rêves, à porter nos interrogations. Ainsi, mieux comprendre les textes c’est mieux comprendre notre propre existence.


    « Mais alors, Monsieur, pour bien comprendre et ressentir un texte, il faudrait y entrer avec tout soi-même ? »

    Sans doute. Idéalement, oui. C’est ce que fait un vrai lecteur. Même si, en cours, un professeur ne livre pas trop sa réaction personnelle devant les livres, même s’il l’atténue ou la feutre sous un commentaire savant, c’est tout de même en raison de cet amour existentiel de la littérature qu’il a choisi de l’enseigner. On ne lit à fond un texte qu’en le lisant avec « tout » soi-même. Bien entendu, on n’en demande pas tant dans l’exercice scolaire de l’explication. Je connais d’ailleurs plus d’un adolescent qui, devant certains sujets proposés à l’examen, ricaneraient si on leur disait que ces textes ont un rapport quelconque avec leur existence passée, présente, ou à venir. Mais c’est peut-être parce qu’ils n’ont pas encore pris conscience de ce « grand livre de la vie », fait de mots et d’expérience, qui est déjà inscrit dans leur tête, et qui leur permettrait, s’ils le connaissaient mieux, d’entrer – au poins partiellement» – en résonance avec les textes.

    Bien entendu, pour entrer ainsi dans le texte, pour y retentir, il y a quelques pistes à suivre. Des méthodes pour apprendre à voir, et aussi des méthodes pour apprendre à sentir. Ce sera l’objet d’un autre article, prochainement sur ce site…

    (à suivre)

    Bruno Hongre ©2003