A) LES CARACTÉRISTIQUES GÉNÉRALES DU NOUVEAU ROMAN
Le début du Nouveau Roman date de 1953 environ (les Gommes d’Alain Robbe-Grillet et Marterau de Nathalie Sarraute). L’expression « Nouveau Roman » est apparue la première fois dans un
article (paru en 1957) d’Émile Henriot.
Le Nouveau Roman comprend quatre chefs de file : Alain Robbe-Grillet, Michel Butor, Nathalie Sarraute et Claude Simon. À ce noyau de base l’on peut ajouter d’autres écrivains comme Robert
Pinget, Claude Ollier, etc.
Leurs romans paraissent aux Éditions de Minuit (couverture blanche à étoile bleue) dont l’éditeur, Jérôme Lindon, homme courageux, a accepté de les publier. Étant donné que les Nouveaux
Romanciers furent publiés chez le même éditeur, on a voulu les classer dans un mouvement. En fait il n’y a jamais eu d’école littéraire et de mouvement officiel : le terme de Nouveau
Roman met simplement l’accent sur la volonté de renouvellement qui est apparue chez plusieurs écrivains à partir des années 1950.
La théorie du Nouveau Roman a été formulée par les nouveaux romanciers eux-mêmes (« L’ère du soupcon » de Nathalie Sarraute, « Pour un Nouveau Roman » de Robbe-Grillet, « Répertoires » de
Butor).
Ces écrivains étaient encouragés par Alain Robbe-Grillet qui poussait chacun d’entre eux à produire le meilleur de lui-même. Le but n’était donc pas de créer une pensée unique ou un idéal
communautaire. Le Nouveau Roman est donc un ensemble de singularités rassemblées dans le désir de produire quelque chose de différent sur le plan littéraire.
Les principales thèses du Nouveau Roman sont les suivantes :
1) Mort du héros de roman
Les Nouveaux Romanciers refusent le personnage traditionnel riche ou pauvre, ayant son caractère propre, appartenant à une classe sociale déterminée, etc. Chez les Nouveaux Romanciers
nous ne rencontrons plus de personnage individualisé. Ces romanciers refusent de faire un analyse approfondie du personnage comme le fait le romancier traditionnel en démontant le
mécanisme de la conscience de son personnage. Les noms propres ne sont, la plupart du temps, que de simples supports (dans certains Nouveaux Romans les noms des personnages sont même
remplacés par de simples initiales).
2) Abolition de l’intrigue classique
Les Nouveaux Romanciers ne veulent plus raconter une suite d’événements ordonnés selon certaines conventions traditionnelles. Ils ne veulent plus construire une histoire dont les épisodes
se succèdent avec cohérence. Bien entendu le nouveau romancier présente encore des événements, mais ceux-ci ne sont plus groupés dans un enchaînement temporel traditionnel : les Nouveaux
Romanciers refusent donc l’ordre strict de la chronologie linéaire traditionnelle. D’une certaine façon on peut dire que le désordre instauré par les Nouveaux Romanciers reproduit le
désordre de notre vie : ces écrivains refusent de répondre aux questions de l’homme qui, il faut le dire, est semble parfois un peu perdu dans la vie actuelle ou n’obtient pas toujours
les réponses aux nombreuses questions qu’il se pose !
3) Refus de la littérature engagée
Les Nouveaux Romanciers ne veulent rien expliquer, rien démontrer (en cela ils s’opposent par exemple à Sartre qui est un des meilleurs représentants de la littérature engagée). Pas
question donc pour eux d’écrire une œuvre qui aurait pour but de défendre une cause sociale ou politique.
4) Les Nouveaux Romanciers veulent lutter contre une aliénation des hommes de notre temps.
Il s’agit en fait d’une aliénation littéraire : nous sommes, selon eux, trop dépendants d’un certain type de littérature (littérature traditionnelle). Ils veulent donc montrer aux
lecteurs que le roman peut échapper aux conventions romanesques du 19e siècle. En contestant les fondements du roman bourgeois, ils veulent rendre les lecteurs actuels
disponibles pour d’autres romans.
Pour ne donner qu’un exemple nous remarquons que les Nouveaux Romanciers accordent une grande importance à l’objet (l’individu tend à s’effacer au profit de l’objet) :
• Dans le roman traditionnel l’objet était pris pour sa signification :
- une chaise inoccupée signifiait l’attente, l’absence, le repos,… (ces trois dernières significations étaient données par le romancier traditionnel qui pouvait écrire par exemple :
« Madame X, fatiguée, alla s’asseoir dans le fauteuil de son salon »).
- La main sur l’épaule était un geste d’amitié par exemple. On pouvait lire :
« Par amitié, il mit sa main sur l’épaule de Paul ».
• Dans le Nouveau Roman : on voit la chaise, la main, mais la signification de ces objets n’accapare plus notre attention. On est dans un monde neutre dont la signification n’est pas
donnée par le romancier. C’est donc le lecteur qui peut voir dans tel geste ou tel objet telle ou telle signification.
Le Nouveau Roman bouleverse donc le rapport du lecteur au livre : la confiance passive du lecteur est détruite au profit d’une attitude critique (le lecteur participe à la création : en
lisant un Nouveau Roman le lecteur crée son propre livre !).
B) QUELQUES NOTIONS CAPITALES DU NOUVEAU ROMAN
Remarque : ces notions sont formulées en grande partie par Alain Robbe-Grillet et notamment dans son remarquable essai « Pour un nouveau roman ».
1) Le Nouveau refuse certaines notions traditionnelles
• Refus du personnage traditionnel
Le Nouveau Roman refuse la notion de personnage traditionnel qui a un nom propre, des parents, une profession, des biens, un caractère et un physique particuliers. Si un tel personnage
aux contours bien définis est refusé dans le Nouveau Roman, c’est sans doute lié à notre époque où l’anonymat et l’incertitude règnent en maître.
Ce type de personnage au caractère bien défini est absent dans plusieurs œuvres contemporaines (« La Nausée » de Sartre, « L’étranger » de Camus, « Voyage au bout de la nuit » de Céline).
On y trouve des personnages incertains voire peu sûrs d’eux-mêmes.
• Refus de l’intrigue classique
Le Nouveau Roman nous signifie que l’histoire d’un récit ne doit pas jouer le premier rôle.
Un roman n’a en effet pas pour but d’évoquer des actions palpitantes en donnant l’illusion du réel ! Un roman est l’aventure d’une écriture et non l’écriture d’une aventure pour employer
l’expression de Ricardou. L’écriture est donc un but et non un moyen.
Malheureusement, selon Robbe-Grillet, de nombreux critiques, partisans du roman traditionnel, ne font que rarement référence à l’écriture d’un roman et préfèrent faire allusion à la
fiction du livre. Un livre sera souvent jugé bon s’il évoque une histoire captivante ou émouvante : celle-ci, aux yeux de cette même critique, doit donner l’illusion du réel (le romancier
traditionnel donne l’illusion au lecteur que les aventures des personnages sont réelles, fait ressembler son récit à l’idée toute faite que les gens ont de la réalité). La littérature
traditionnelle doit à la fois distraire et rassurer le lecteur qui y découvrira ses repères habituels. Or, pour Robbe-Grillet, le véritable romancier ne doit pas reproduire des modèles :
il fait continuellement appel à l’invention et à l’imagination.
Le récit traditionnel représente un ordre lié à un système stable, cohérent, univoque, cohérent et que l’on peut facilement déchiffrer. Pour Robbe-Grillet, c’est la création balzacienne
qui symbolise au mieux ce type de littérature très rassurant pour le lecteur. Le monde balzacien est trop bien ordonné pour être vrai ! La cohérence présentée par Balzac n’existe pas :
Robbe-Grillet souhaite donc décrire un réel qui est, en fait, contraire au réalisme balzacien où tout s’explique. Les techniques sécurisantes étaient notamment l’emploi systématique du
passé simple, l’utilisation de la troisième personne, le déroulement chronologique des faits (alors que notre mémoire n’est jamais chronologique !), l’utilisation d’une intrigue linéaire
entre un début et une fin où tous les problèmes, qu’ils soient résolus ou non, sont clarifiés.
Avec Flaubert, Proust, Faulkner, Beckett les choses, pour Robbe-Grillet, ont commencé à changer. Mais il ne faut pas croire qu’on ne raconte plus rien dans les romans modernes. De même
qu’il ne faut pas croire que l’homme a disparu sous prétexte que le personnage traditionnel a disparu. On trouve, en effet, dans roman moderne, des événements, des passions, des
aventures... mais le traitement est différent (événements reconstruits à travers le souvenir chez Proust, chronologie bouleversée chez Faulkner, événements qui se contestent chez Beckett,
etc.).
• Refus de la notion d’engagement
Certains romanciers ont raconté pour enseigner. Ils sont les représentants d’une littérature engagée qui inventent une histoire pour prouver quelque chose ou défendre une cause politique,
sociale, etc. Cette littérature engagée souhaite donc associer l’art et la révolution.
Or, selon Robbe-Grillet le véritable artiste ne peut considérer l’art comme un moyen au service d’une cause qui le dépasserait. L’artiste ne peut rien mettre au-dessus de son travail. Il
ne peut créer que pour rien. L’art et la société posent des problèmes qui ne peuvent être résolus de la même manière. L’art est gratuit et ne peut donc être enrôlé au service d’une
cause.
• Refus de la distinction classique entre la forme et le contenu
Alain Robbe-Grillet récuse cette opposition scolaire ancienne entre la forme (l’écriture) et le fond (contenu). Car elle permet aux critiques traditionnels de dire que c’est l’histoire
qui est l’élément le plus important dans un roman et que le grand romancier est celui qui est capable de développer une signification profonde au-delà de l’anecdote. Cette distinction
leur permet de dire également que les romans modernes sont trop formalistes, qu’ils s’intéressent trop à la forme aux dépens de l’histoire et de sa signification.
Ces critiques, en espérant une littérature humaine profonde ou une littérature au service d’une cause (littérature engagée), réduisent le roman à une signification qui est sans rapport
avec lui : le roman ne peut être considéré comme un moyen pour atteindre une valeur qui le dépasse. Pour Alain Robbe-Grillet l’art est tout : il se suffit par conséquent à lui-même et il
n’y a rien au-delà. L’oeuvre d’art (roman, peinture, symphonie ) est : elle n’a pas besoin de justification.
En fait, pour Robbe-Grillet, c’est dans la forme du roman que réside sa réalité (pas dans quelque chose qui lui serait extérieur). C’est aussi dans sa forme que réside son sens, sa
signification profonde, son contenu. Un écrivain qui veut écrire un roman est d’abord préoccupé par l’écriture (comme un peintre a en tête des lignes et des couleurs). Ce qui se passera
dans le livre vient après, engendré par l’écriture elle-même : le travail textuel peut produire de la fiction et même modifier celle-ci. L’écrivain Claude Simon avait d’ailleurs déjà
exprimé cette idée à maintes reprises. C’est cette forme qui constitue le monde particulier de l’écrivain et qui frappera le lecteur (si, dans « L’étranger » de Camus, l’on change le
temps des verbes et remplace la première personne du passé composé par la troisième personne du passé simple, tout l’univers de Camus disparaît aussitôt).
On ne peut donc parler du roman comme d’une chose indépendante de sa forme. L’art n’a pas pour but d’ornementer le message de l’auteur. Il n’exprime rien que lui-même. Il est donc
ridicule de dire : « Cet écrivain a quelque chose à dire et il le dit bien ». L’écrivain véritable n’a pas quelque chose à dire : il a seulement une manière de dire. C’est cette manière
de dire qui constitue son projet d’écrivain. Il doit créer un monde, mais c’est à partir de rien. L’aliénation de la littérature (l’aliénation est un état de dépendance) dans le monde
moderne est de croire que l’écrivain a un message à transmettre.
2) Ne pas confondre le monde et l’homme
Le romancier traditionnel dira : « Le monde c’est l’homme ». Alain Robbe-Grillet dira : « Les choses sont les choses et l’homme n’est que l’homme ». Le reproche (tendance humaniste) qu’on
lui adressera, c’est de se détourner de l’homme. Robbe-Grillet rétorquera en affirmant que le roman moderne met en scène un homme, ne décrit que ce qu’il fait, ce qu’il voit ou ce qu’il
imagine : il ne peut donc être accusé de se détourner de l’homme.
Le roman traditionnel veut avant tout établir des ressemblances entre l’homme et les choses. Ainsi, par exemple, il abuse des métaphores : parler d’un « soleil impitoyable » , c’est
croire que la chaleur du soleil est le résultat d’une volonté ; parler d’un village « blotti » au creux d’un vallon me fait croire que je deviens un village aspirant à disparaître au
creux d’une cavité. Le monde, pour ces romanciers traditionnels, est donc à l’image de mes aspirations. On peut aller encore plus loin en parlant par exemple de la « tristesse d’un
paysage » : j’oublie ainsi, en créant une nature humaine, que c’est moi seul qui éprouve la tristesse !
Pour Robbe-Grillet il est indispensable de poser les objets comme purement extérieurs et superficiels. L’homme regarde le monde et le monde ne lui rend pas son regard. Ce n’est pas pour
cela qu’il n’entre pas en contact avec le monde : il peut par exemple se servir d’un marteau qui n’est qu’un ustensile sans profondeur (il n’est que forme, matière et destination). Ce
marteau, hors de son usage (le marteau n’est qu’un ustensile), n’a pas de signification.
Décrire les choses, c’est se placer à l’extérieur, en face de celles-ci. Elles doivent être posées au départ comme n’étant pas l’homme. Il ne peut donc y avoir de sympathie de l’homme
avec les choses. Alain Robbe-Grillet écrira : « la boîte de mon encrier est un parallélépipède » : il enregistrera les distances entre l’objet et moi ou les distances (mesures) de l’objet
: c’est donc un refus de toute complicité entre l’homme et les choses. Il s’agit de mettre en évidence le regard appliqué essentiellement aux contours de l’objet.
3) Le Nouveau Roman : une nouvelle façon d’aborder l’homme
Le Nouveau Roman n’est pas une école littéraire (il n’a codifié aucune loi) : il regroupe des écrivains qui luttent contre des lois trop rigides (assimilées à des formes périmées), qui ne
veulent pas d’un roman qui ressemblerait à ce qu’il était hier. Il faut savoir également que l’on trouve des différences importantes entre les écrivains du Nouveau Roman et même entre les
Nouveaux Romans de chaque Nouveau Romancier.
Le Nouveau Roman ne fait que poursuivre un évolution constante du genre romanesque. Après Balzac l’évolution a commencé : Flaubert (chez qui l’on trouve une variation des points de vue),
Stendhal (le narrateur de la Chartreuse de Parme ne comprend rien à ce qui se passe lors de la scène de la bataille), Kafka, Joyce, Faulkner, Proust, Beckett, Camus (avec « L’Étranger »),
Sartre (avec « La nausée ») s’inscrivent différemment dans la modernité. Le narrateur chez ces derniers écrivains apparaît déjà comme incompétent (c’est le narrateur idiot que l’on trouve
chez Faulkner) et le monde qu’ils offrent au lecteur est souvent incohérent. On perçoit déjà la position inconfortable du romancier qui peut être comparée à celle d’un aveugle devant un
monde qu’il ne perçoit pas ou qui perçoit des éléments qui ne peuvent que le choquer : on est très éloigné du confort balzacien qui domine les choses avec son hélicoptère voulant donner,
au lecteur, l’impression de le maîtriser !
Le Nouveau Roman continue cette évolution : il ne fait donc pas table rase du passé ! Contrairement à ce que certains critiques ont pu penser, Alain Robbe-Grillet, malgré sa très haute
estime de lui-même, ne se pose donc pas comme une nouvelle vérité souhaitant se substituer au roman traditionnel.
Quoi que certains critiques aient pu penser, le Nouveau Roman s’intéresse à l’homme. Robbe-Grillet écrit : « Même si l’on y trouve beaucoup d’objets, et décrits avec minutie, il y a
toujours et d’abord le regard qui les voit, la pensée qui les revoit, la passion qui les déforme ». L’objet est à prendre ici dans un sens particulier (les choses) et général (tout ce qui
affecte les sens et tout ce qui occupe l’esprit) : les meubles de la chambre, les paroles que j’entends, un geste de la femme que j’aime, le souvenir par quoi je retourne aux objets du
passé, le projet qui me transporte dans des objets futurs, l’imagination, etc.
Certains ont reproché au Nouveau Roman une objectivité froide. Pourtant, dit Robbe-Grillet, dans le Nouveau Roman c’est un homme qui décrit toute chose, « mais c’est le moins neutre, le
moins impartial des hommes » : il est toujours engagé dans une aventure passionnelle au point de déformer souvent sa vision et de produire parfois une imagination proche du délire. Chez
Balzac, le narrateur, omniscient et présent partout à la fois, est plus objectif que dans les romans de Robbe-Grillet : il ne peut être qu’un Dieu, car Dieu seul peut prétendre être
objectif. Tandis que dans le Nouveau Roman c’est un homme qui voit, qui sent, qui imagine : le livre ne rapporte rien d’autre que son expérience limitée.
Les objets balzaciens étaient rassurants : ils appartenaient à un monde dont l’homme était le maître. Les objets étaient des biens qu’il fallait posséder, conserver, acquérir. Il y avait
une identité entre l’objet et son propriétaire ( le gilet, par exemple, représentait un caractère et une position sociale).
Alors que le roman traditionnel semble détenir une vérité, le roman moderne fait découvrir le règne du discontinu : les significations du monde ne sont plus que partielles, provisoires,
contradictoires. Le roman moderne est une recherche qui crée elle-même ses propres significations. L’artiste contemporain ne peut savoir si la réalité a un sens. Ce sont les formes qu’il
crée qui peuvent apporter des significations au monde.
Sur le plan de la lecture, Alain Robbe-Grillet souligne qu’il n’y a pas de vérité du texte, que chaque lecture nouvelle d’un récit mérite un nouveau texte. Il n’y a pas une bonne lecture
d’un livre : il y a des bonnes lectures. Le lecteur a le droit de recréer un livre. Cette approche de la lecture est à mettre en rapport, bien évidemment, avec la réflexion de Roland
Barthes.
4) La description et le temps dans le récit moderne
Dans le roman traditionnel (Balzac par exemple) on trouve de nombreuses descriptions : descriptions dont le but est de faire voir (il fallait planter un décor, définir le cadre de
l’action, présenter l’apparence physique des personnages, etc.). Ces descriptions constituent un univers stable et sûr qui, par sa ressemblance avec le monde réel, garantit l’authenticité
des événements, des paroles, des gestes qui surviennent dans ce cadre. Ce type de description ne peut que convaincre de l’existence objective d’un monde que le romancier paraît seulement
reproduire comme si l’on avait affaire à un document. Le décor, dans le roman traditionnel, est à l’image de l’homme : chacun des objets représentait un double du personnage. Le lecteur
pressé de connaître l’histoire peut même sauter les descriptions qui ne constituent que le cadre d’un tableau.
Dans le Nouveau Roman il est impossible de passer les descriptions qui constituent un des tableaux essentiels du livre. À la limite l’on pourrait dire que ces descriptions constituent la
fiction partielle de chaque Nouveau Roman. Sauter les descriptions du Nouveau reviendrait à ne plus rien comprendre aux aspects fictionnels du récit !
Le Nouveau Roman décrit des objets insignifiants ( le roman traditionnel insistait sur des éléments révélateurs). Le Nouveau Roman affirme la fonction créatrice de la description (le
roman traditionnel prétend reproduire une réalité préexistante). Le Nouveau Roman semble vouloir détruire les choses à force d’en parler (le roman traditionnel fait voir les choses).
Le temps est un personnage capital de plusieurs romans contemporains (retours dans le passé, ruptures de chronologie...). Mais de nombreux romans modernes et en particulier le Nouveau
Roman vont parfois encore plus loin. Chez ces derniers il est difficile, voire impossible, de reconstituer la chronologie (naissance, croissance, paroxysme, déclin, chute) : le temps ne
coule plus. Il n’accomplit plus rien (dans le roman traditionnel il comblait une attente : il permettait, par exemple à un homme de s’élever dans la société). Dans le roman moderne «
l’espace détruit le temps et le temps sabote l’espace ». La description piétine, se contredit, tourne en rond. L’instant nie la continuité. Le temps semble figé dans un présent sans
passé. Bref nos repères chronologiques traditionnels disparaissent. Le lecteur est donc invité à un nouveau mode de participation.
Robbe-Grillet écrit, à ce propos, cette phrase superbe :
« L’auteur aujourd’hui proclame l’absolu besoin qu’il a du concours du lecteur... un concours actif, conscient, créateur. Ce qu’il lui demande, ce n’est plus de recevoir tout fait un
monde achevé, plein, clos sur lui-même, c’est au contraire de participer à une création, d’inventer à son tour l’oeuvre — et le monde— et d’apprendre ainsi à inventer sa propre vie ».
5) L’écriture est la réalité
Pour Robbe-Grillet, l’écriture romanesque ne doit pas viser pas à copier la réalité comme dans le roman traditionnel : elle constitue la réalité. Elle ne sait jamais ce qu’elle cherche,
elle ignore ce qu’elle a à dire : elle est invention du monde et de l’homme. Pour illustrer ceci, Robbe-Grillet raconte que les mouettes qu’il voyait en Bretagne avaient des rapports
confus avec celles qu’il était en train de décrire dans le Voyeur. Cela lui était égal, car les seules mouettes qui lui importaient étaient celles qui se trouvaient dans sa tête.
Celles-ci s’étaient transformées pendant la description, devenaient plus réelles, parce qu’elles étaient maintenant imaginaires. Le vraisemblable ne peut donc plus servir de critère.
C’est le faux (le possible, l’impossible, l’hypothèse, le mensonge...) qui est devenu un thème important dans le roman moderne.
Un nouveau narrateur est né : ce n’est plus seulement un homme qui décrit les choses qu’il voit. C’est aussi celui qui invente les choses et qui voit les choses qu’il invente. Voilà le
réalisme nouveau. On ne cherche plus le petit détail qui fait vrai. À la limite le romancier moderne cherche le petit détail qui fait faux : tout ce qui manque de naturel, tout ce qui
sonne un peu faux. Comme Kafka qui décrit une pierre abandonnée sans qu’on sache pourquoi au milieu de la rue ou le geste bizarre d’un passant qui ne paraît répondre à aucune fonction
précise. Le roman moderne peut donc s’intéresser à des objets partiels ou détachés de leur usage, à des instants immobilisés, à des paroles séparées de leur contexte, à des conversations
entremêlées... Ce qu’il y a derrière (si des significations symboliques existent) est sans valeur face à l’évidence des objets, des gestes et des paroles.
« Ce que propose l’art d’aujourd’hui au lecteur, au spectateur, c’est en tout cas une façon de vivre, dans le monde présent, et de participer à la création permanente du monde de
demain. Pour y parvenir le nouveau roman demande seulement au public d’avoir confiance encore dans le pouvoir de la littérature, et il demande au romancier de n’avoir plus honte d’en
faire. » (Robbe-Grillet)
Et si, comme le souligne Robbe-Grillet, l’on pouvait chercher les nouvelles beautés qui éclairent l’art moderne plutôt que de toujours pleurer les anciennes couleurs...
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