• Cet article n’a pas pour but d’offrir une réflexion exhaustive sur les différences entre la prose et la poésie. Il offre simplement, au début d’une initiation à la poésie, des pistes de réflexion permettant de relever quelques différences fondamentales entre la prose et la poésie. Dans le futur, plusieurs articles cerneront, d’une manière plus approfondie, le langage poétique.

    1) Le sens du mot «prose »

    Il serait bon, dans un premier temps, de cerner le sens du mot prose, souvent mal compris par les étudiants. Si je m’en réfère au Petit Robert, je découvre que la prose est « une forme de discours oral ou écrit, une manière de s’exprimer qui n’est soumise à aucune des règles de la versification. » La versification est la technique du vers dans le domaine poétique.
    Le Larousse, quant à lui, nous dit que la prose est « une forme ordinaire du discours parlé ou écrit, qui n’est pas assujettie aux règles de rythme et de musicalité propres à la poésie. »
    Un roman, un article de journal... relèvent donc de la prose. Ces définitions du Petit Robert et du Larousse révèlent bien que la prose se distingue de la poésie. Encore faudrait-il savoir comment !


    2) Le langage poétique n’est pas le langage de la prose

    Il faut donc partir de l’idée suivante : le langage poétique est fondamentalement différent du langage de la prose.

    • En effet, dans un texte non artistique (en prose), tous les mots ne peuvent pas se combiner ensemble (on s’intéresse d’abord au sens des mots avant de les combiner). Imaginez que je me rende chez le boulanger en lui disant : « Cher boulanger, votre esprit charitable et plein d’abnégation vous permettra-t-il de m’offrir un pain pétri par vos mains adorables ! ». Ne pensez-vous pas qu’il me prendra pour un fou ! Pourquoi ? Parce qu’un boulanger (malheureusement peut-être !) ne rêve pas ! Il souhaite entendre un message clair de ma part ( « Je désire un pain »), car son unique but est de vendre du pain !

    • Par contre, dans un texte artistique de nombreuses combinaisons de mots sont possibles (c’est d’ailleurs la combinaison plus ou moins originale des mots qui crée un rapport sémantique plus ou moins original)


    En résumé :




    3) Le langage poétique peut offrir une multiplicité de sens

    Le langage poétique peut offrir une multiplicité de sens. Ces sens ont été placés volontairement ou non par l’auteur du poème. Le lecteur est libre, quant à lui, d’y ajouter ses propres sens en fonction de sa culture environnante.
    Le langage de la prose n’offre souvent qu’un seul sens (puisque souvent son but est de transmettre un message clair pour tout le monde).


    4) Le langage avant le sens

    Le langage poétique a ses caractéristiques propres (rythme, rimes facultatives, jeu sur les sonorités et les répétitions, métaphores...). Puisqu’il est différent du langage de la prose, il convient d’abord de se pencher sur les caractéristiques du langage poétique : il faut d’abord étudier son langage (ensuite montrer les sens produits par ce langage).

    L’erreur serait en face d’un poème de se poser en premier lieu la question suivante : « Qu’est-ce que le poète a voulu dire, quelles sont les idées exprimées dans ce poème ? »
    Il est donc nécessaire d’analyser au préalable le langage du poète. En effet, le poète se sert avant tout des mots ou est dominé par le langage qui le manipule consciemment ou inconsciemment (par exemple, un mot peut le pousser à écrire un mot auquel il ne pensait pas !). Il crée donc un langage nouveau ou il est créé par le langage. Et ce langage produit des sens.


    5) Une combinaison originale des mots

    C’est la combinaison originale des mots qui crée « la valeur » d’un texte (les clichés sont donc à éviter !)

    Exemples :

    a) Exemple n° 1 : « Vois-tu cette belle jeune fille aux yeux bleus et aux cheveux blonds couchée sur le sable doré ? »

    Lorsque je donne cette phrase en classe à des étudiants qui n’ont jamais suivi un cours sur la poésie, la majorité d’entre eux estime que cette phrase relève de la poésie ! Pourtant, lorsque nous l’ observons attentivement, nous pouvons remarquer qu’elle contient de nombreux clichés. C’est d’ailleurs l’occasion de définir avec eux le cliché (que l’on appelle aussi le lieu commun ou le stéréotype ou le poncif) qui offre une idée que l’on a déjà tellement vue, lue ou entendue qu’elle n’est plus originale ! Pour en revenir à la phrase de départ, nous remarquons les clichés suivants :


    Belle fille

    Pourquoi toutes les filles devraient-elles être belles ? Et d’ailleurs qu’est-ce qu’une belle fille ? En outre, des filles considérées comme étant moins belles n’ont-elles pas parfois davantage de charme ?


    Jeune fille

    Les filles sont toujours représentées comme étant jeunes ! Avez-vous déjà vu des publicités montrant des femmes âgées ? C’est plutôt rare !


    Les yeux bleus

    Voilà encore un cliché ! Le bleu des yeux représente le sommet de l’esthétique pour de nombreuses personnes, et en particulier pour les jeunes !


    Les cheveux blonds

    Les publicités montrant des femmes aux cheveux blonds sont fréquentes et ce malgré les blagues qui circulent à leur propos !


    Femme couchée

    Un certain érotisme exploité encore une fois dans de nombreuses publicités !
    La femme couchée symbolise l’attente du mâle, le désir, la sensualité...


    Le sable doré

    Voilà le cliché de la carte postale !


    b) Exemple n° 2

    • Voici une phrase que j’écris au tableau : « Ton corps avec ses quatre membres me fait penser à un arbre. Tes doigts ressemblent à du blé qui me caresse. Ce soir nos regards sont chauds et révèlent notre désir l’un de l’autre. »

    À nouveau, je demande aux étudiants si cette phrase appartient à la poésie ou à la prose. De nombreux étudiants me signalent que cette phrase relève de la poésie alors qu’il n’en est rien ! Pourquoi ? Un langage assez lourd et explicatif. En outre les métaphores originales sont absentes :

    • Ensuite j’écris la transformation de cette phrase en poésie :




    c) Exemple n° 3

    Pour ce dernier exemple, je note au tableau et face à face les deux textes suivants.
    À gauche, le texte en prose. À droite sa transformation en poème. On remarquera, dans le deuxième texte, le travail opéré sur le plan du langage (nombreuses métaphores, le champ lexical de la plage, une partie du corps décrite dans chaque vers impair, une allusion à la deuxième personne dans chaque vers pair, un complément de lieu dans chaque vers impair...).




    6) La liberté

    La poésie est le règne de la liberté ! Mais il ne s’agit pas d’une liberté anarchique.
    On peut tout écrire en poésie à la condition de savoir pourquoi l’on écrit de telle ou telle façon ! Cette idée de liberté va à l’encontre des idées préconçues sur la poésie. Nous savons en effet que les poètes ont souvent voulu s’astreindre à des règles strictes et les étudiants s’imaginent que la poésie est un lieu de contraintes strictes ! Je leur explique que la poésie a la liberté ou non de suivre certaines règles et qu’un poème n’est pas moins beau parce qu’il obéit ou non à ces règles ! Pensons aux poètes du XVIe siècle (poésie avec contraintes) ou du XXe siècle (nombreuses poésies libres) qui ont écrit des oeuvres remarquables !


    7) L’importance du travail

    Pour conclure cette petite introduction aux différences entre la prose et la poésie, j’insiste sur l’importance du travail dans le domaine poétique. La poésie est souvent le résultat d’un long travail ! À tel point qu’un poème écrit il y a un mois peut être jugé mauvais par son auteur après nouvelle lecture. Bien entendu, dans plusieurs cas, l’inspiration peut être souhaitable, mais celle-ci n’est pas la condition nécessaire à la création d’un beau texte !




  • Emilio Danero

    Après un article théorique sur la notion de comique, Bruno Hongre nous offre une application : il analyse un sketch de Raymond Devos. Cette analyse a d'ailleurs valu à son auteur une réaction très enthousiaste de Raymond Devos.
    Vous trouverez, avant l'analyse du sketch, deux versions du texte.
    La première est la version publique interprétée vers 1958 au théâtre des Trois Baudets. Cette version publique permet de préciser les jeux de l'acteur et l'insertion des rires selon leur intensité.
    La deuxième version est la version écrite, publiée chez Orban en 1991.
    On pourra tirer profit de la comparaison.

    1) Les deux versions

    • La version publique

    (Raymond Devos, auteur et acteur de ses sketches, joue ici le rôle d’un interprète de musique qui vient donner un récital de guitare, mais ne peut s’empêcher de raconter au public ses problèmes personnels. Nous reproduisons le sketch en indi-quant en italiques le jeu de l’acteur et l’importance des rires, auxquels nous donnons un, deux ou trois astérisques, selon leur intensité.).

    J’étais dans une colère! (rires*) J’ai des doutes...

    Hier soir, en rentrant dans mes foyers plus tôt que d’habitude... il y avait quelqu’un dans mes pantoufles (rires**) Mon meilleur copain ! Si bien que je me demande si, quand je ne suis pas là... il ne se sert pas de mes affaires!! (rires***)

    Je vais vous jouer une étude de Sor (rires*). Sor était espagnol de 1778 à 1830... J’ai des doutes! (rires**) C’est pas sa pointure, alors il la force, vous comprenez ! (rires**) Alors, moi, après... il n’a qu’à s’en payer une paire, quoi ! (rires**) J’ai horreur que...

    Sor était espagnol de 1778 à ... jusqu’à sa mort (rires**), et après de très belles études, il en a écrites plusieurs... très belles aussi, dont la cinquième que je vais avoir l’honneur de vous interpréter (il s’apprête à jouer). J’ai horreur qu’on se serve de mes affaires !... (rires**)

    Voilà la cinquième de Sor (musique allègre à tonalité nostalgique). Mon pyjama c’est pareil ! (rires**) Depuis qu’il a acheté le même, j’retrouve plus le mien! (rires**) (tout en jouant :) Il s’en sert, quoi, y a pas de doutes ! (rires sur la musique)

    Ma femme voulait pas me croire, hein... Je lui dis :
    « Tu vas voir, un de ces jours, il va aussi se servir de tes affaires! » (rires*) Mon vieux, le lendemain, je retrouve son soutien-gorge dans la poche de son pardessus! (rires**) il s’en sert, quoi, y a pas de doutes ! (rires***) (l’acteur se met à chanter sur la musique, mélancoliquement)

    Un soir, j’arrive sur le palier, j’entends : « Profitons-en pendant qu’il est pas là (rires*) », tout ça... Tout ça, « débarrasse-toi de ton bonhomme de mari, c’est un empêcheur de tourner en rond...» Oh, mon vieux, je rentre, j’dis à mon copain qui était là : «Eh, dis-donc, eh, eh, baisse un peu la radio, on l’entend d’en bas ! »(rires***) Il s’en sert, quoi, y a pas de doutes! (rires**) (nouvel intermède musical, plus court)

    Trois jours après, j’rentre: je le trouve dans mon lit en train de fumer une de mes cigarettes ! (rires**) J’dis à ma femme, qui était à côté, j’dis : «Tu peux pas l’empêcher de fumer, non? (rires**) Il va brûler mes draps ! » Oh il s’en sert, quoi, y a pas de doutes ! (rires**) (reprise musicale)

    Alors, mon pyjama, mes pantoufles, ma radio, mes cigarettes,... pourquoi pas ma femme pendant qu’il y est! (rires****) (la musique reprend, très tristement ; l’interprète pleure sur sa guitare. Ce n’est plus qu’un pauvre homme qui achève la cinquième et dernière phrase de l’étude de Son. Applaudissements du public).


    • La version écrite

    (L’artiste entre, tenant d’une main, une chaise, de l’autre, sa guitare.)
    - J’ai des doutes !... J’ai des doutes !... Hier soir, en rentrant dans mes foyers plus tôt que d’habitude... il y avait quelqu’un dans mes pantoufles...
    Mon meilleur copain...
    Si bien que je me demande si, quand je ne suis pas là... (s’asseyant) il ne se sert pas de mes affaires !... J’ai des doutes !...
    (Se levant)... Je vais vous jouer une étude de Sor. Sor était espagnol de 1778 à... j’ai des doutes !...
    Ce n’est pas sa pointure !... vous comprenez ?... alors, il la force !... après, moi je... (il montre que sa pantoufle est trop large). Il n’a qu’à s’en payer une paire !
    (Revenant à son étude : )
    Sor était espagnol de 1778... jusqu’à... sa mort... Après de très belles études... il en a écrit plusieurs très belles aussi... dont la cinquième que je vais vous interpréter.
    (Il se rassied.)
    J’ai horreur que l’on se serve de mes affaires !... Pour cinq francs !... il a une paire de pantoufles.... n importe où !
    La Cinquième Étude de Sor.
    (Il joue la première phrase de l’étude de Sor.)
    ... Mon pyjama !... C’est pareil !... depuis qu’il a acheté le même... je ne retrouve plus le mien !... il s’en sert... quoi !... il n’y a pas de doute !...
    (Il joue la deuxième phrase de l’étude de Sor.)
    Ma femme ne voulait pas le croire. Je lui ai dit :
    - Tu vas voir !... un de ces jours... il va aussi se servir de tes affaires !
    Mon vieux, le lendemain, je retrouve son soutien-gorge dans la poche de son pardessus !...
    Il s’en sert, quoi !... il n’y a pas de doute !
    (Il joue la troisième phrase de l’étude de Sor.)
    ... Un soir, j’arrive sur le palier... j’entends : « Profitons-en pendant qu’il n’est pas là !... Débarrasse-toi de ton bonhomme de mari, c’est un rabat-joie !... »
    Ah ! mon vieux... j’entre... je dis à mon copain qui était là :
    - Oh !... Eh !... eh !... (il lui fait signe de baisser le ton).
    Baisse un peu la radio, on l’entend d’en bas !
    Il s’en sert, quoi ! ... il n’y a pas de doute !
    (Il joue la quatrième phrase de l’étude de Sor.)
    ... Trois jours après !... j’entre... je le trouve dans mon lit en train de fumer une cigarette, une des miennes !... Je dis à ma femme qui était à côté :
    - Tu ne peux pas l’empêcher de fumer, non ?... Il va brûler mes draps !...
    Il s’en sert, quoi !... il n’y a pas de doute !
    ... Alors !... mes pantoufles !... mon pyjama !... ma radio !... mes cigarettes !... et pourquoi pas ma femme tant qu’il y est !...
    (Il réalise soudain que ce n’est pas seulement de ses affaires dont son copain abuse...)
    (Il réalise aussi qu’il a dévoilé son infortune devant tout le monde ; et ce n’est plus qu’un pauvre homme qui joue la sixième et dernière phrase de l’étude de Sor... et qui sort.)


    2) L'analyse du sketch

    SUJET ET CENTRE D'INTÉRÊT


    Un sketch est une courte histoire comique, jouée parfois par deux ou trois acteurs, mais le plus souvent par un auteur-acteur qui incarne lui-même les ou le personnage mis en scène dans son sketch. Nous sommes donc bien au théâtre, et la nature du plaisir éprouvé par le public doit nous permettre d’approfondir la notion de comique, ou du moins quelques-uns de ses aspects.
    Le sketch « J’ai des doutes » repose sur un thème traditionnel du théâtre occidental (Molière l’a lui-même traité dans L’Ecole des femmes) : la hantise du cocuage et, corrélativement, la joie moqueuse des publics devant le spectacle des maris trompés. Il s’agira naturellement de voir comment Raymond Devos renouvelle le thème et parvient à l’originalité dans cette histoire.
    Une autre information préalable doit être donnée pour éclairer la réaction du public : dès le début du sketch, les spectateurs savent à qui ils ont affaire. Raymond Devos est en effet déjà connu, mais surtout, le personnage qu’il incarne dans ses premiers sketches est toujours un personnage pris dans une situation qui le dépasse, dans laquelle il se débat naïvement, avec des humeurs grossies et souvent infantiles. Ainsi s’explique-t-on qu’il lui suffise de dire « J’étais dans une colère », ou gravement « J’ai des doutes», pour que le public s’amuse, alors qu’il ne sait pas encore de quoi il s’agit.
    L’objectif de notre commentaire sera de tenter de répondre à la question : pourquoi rit-on ? Cet unique centre d’intérêt doit pourtant faire l’objet d’une double approche. En effet, dans le plaisir de rire se mêlent deux types d’amusement. L’un est, si l’on veut, d’ordre intellectuel : il s’agit d’un plaisir de l’esprit, d’un jeu de notre intelligence qui devine peu à peu les dessous de l’histoire racontée dans ce sketch et en savoure l’ingéniosité. L’autre est plutôt d’ordre émotif, il s’agit du « vrai » plaisir comique, celui qui s’exerce aux dépens du personnage malheureux et ridicule en raison de son aveuglement. Bien sûr, ce «plaisir spirituel » et ce « plaisir comique » ne font qu’un dans le rire du public : mais sans le premier, il n’y aurait sans doute pas le second ; aussi allons-nous essayer de les isoler et analyser en procédant à deux séries de remarques successives :

    1. La logique absurde de l’histoire (l’amusement spirituel).
    2. L’auto-aveuglement d’un personnage malheureux (le plaisir comique)


    LA LOGIQUE ABSURDE DE L’HISTOIRE

    Un personnage nous révèle progressivement une série de faits, d’indices relatifs à sa situation conjugale. Ces informations sont de plus en plus révélatrices de son malheur : sa femme le trompe avec son « meilleur copain». Mais ce que nous avons deviné dès les premières répliques, il va mettre toute la durée du « récit » à s’en rendre compte. Loin de comprendre ce qu’il désirerait savoir, il va chercher, à chaque nouvel indice irréfutable, une explication « naturelle » lui permettant d’échapper à l’évidence, de rester dans le doute. A ce niveau, celui de la participation de notre intelligence à l’histoire, ce n’est pas la naïveté du personnage qui est à souligner, mais plutôt l’ingéniosité que lui prête l’auteur. Tout se passe comme si nous suivions une énigme à l’envers : étant donné une conclusion évidente, quelle raison plausible peut-on trouver pour ne pas y aboutir ? Quel prétexte naturel, et pourtant absurde, va-t-on nous donner pour retarder la « logique » des faits ?
    Par exemple, l’ami sans gêne met les pantoufles du mari. Celui-ci conclut : « Je me demande s'il ne se sert pas de mes affaires. » La conclusion est en retrait sur ce que prouvent les faits! Autre exemple, le pyjama: « Depuis qu’il a acheté le même, je ne retrouve plus le mien. » Nous comprenons que cet argument a été donné par l’épouse à son mari ; celui-ci le reprend tel quel parce que cela l’arrange, et lui permet de ne pas voir l’évidence : son « copain » couche chez lui, avec son pyjama, et bien entendu, dans son lit... Idem pour le soutien-gorge, pour la radio, pour la cigarette. A chaque fois, la preuve irréfutable est détoumée de sa finalité, et le mari trompé conclut bien quelque chose, mais toujours une demi-vérité qui l’empêche de voir la vraie vérité. Notre plaisir, ici, est dans l’inattendu de l’explication. Le « coup de la radio » nous ravit : nous ne l’aurions pas imaginé. De même pour la colère du mari qui voit son ami dans son lit, près de sa femme : c’est sur le risque de voir brûler ses draps qu’il centre son mécontentement, pour ne pas voir l’évidence de son infortune conjugale !
    Bien entendu, nous sommes dans une logique de l’absurde. Il est de plus en plus invraisemblable que le personnage ne se rende pas compte de la réalité ; à chaque nouvel indice, nous attendons sa prise de conscience (notre rire est peut-être même là pour l’avertir), et à chaque fois, nous sommes positivement stupéfaits par l’ingéniosité de l’explication qui lui permet de ne pas voir l’évidence. Cette progression du jeu, la contradiction de plus en plus « énorme » entre les semi-conclusions auxquelles parvient le personnage (« il s’en sert, quoi, y a pas de doute ») et la vérité qu’il refuse de voir intensifient au fil du. sketch le « plaisir spirituel » du public Et pour finir, au moment où nous pensons que décidément le personnage ne pourra pas prendre conscience de son malheur, il nous surprend encore en faisant tout à coup le bon raisonnement (mais avec un retard qui nous amuse) : « Alors, mon pyjama, mes pantoufles, ma radio, mes cigarettes... pourquoi pas ma femme pendant qu’il y est ! ». A noter que, dans cette réplique encore, nous savourons la contradiction qui existe entre ce qui est la réalité et ce que le personnage présente comme une éventualité encore tout à fait hypothétique... Notre intelligence domine le pauvre homme : mais ce sentiment fait déjà partie de l’autre dimension du rire, le plaisir à proprement parler comique, qui est de nature émotionnelle plus qu’intellectuelle.


    L’AUTO-AVEUGLEMENT DU PERSONNAGE

    Un homme est malheureux parce que sa femme le trompe et qu’il le pressent. Il est ridicule parce qu’il refuse de voir la vérité, tout en prétendant y parvenir (Y a pas de doute !). Comment le public peut-il rire de cette situation plutôt tragique, du moins fort douloureuse? Est-il incapable de pitié?
    En transposant ici certaines interprétations de Freud (Le Mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient), on pourrait schématiquement isoler deux composantes du rire :

    — L’une est liée à l’angoisse, à la « pitié » que suscite en nous l’identification passagère à un personnage malheureux, et qui nous rappelle toujours plus ou moins consciemment des angoisses vécues par nous-mêmes, dans d’autres situations. Devant le personnage qui s’exprime douloureusement devant nous, cette pitié mobilise au fond de nous une sorte d’énergie psychique : nous souffrons avec lui. Mais aussitôt, l’atmosphère invraisemblable et absurde du sketch nous révèle que tout cela n’est qu’un jeu, que nous ne sommes pas concernés. La différence entre ce qui est (nous ne sommes pas lui) et la fiction de cette histoire absurde produisent une illumination immédiate en nous: ouf, cela ne nous arrive pas ! L’énergie d’angoisse mobilisée, soudain libérée, se décharge alors physiquement en rire. Au cours du sketch, il se produit une série de rapides identifications/désidentifications à la douleur du personnage, qui ajoutent ainsi au plaisir spirituel un plaisir comique de soulagement en profondeur.
    — La deuxième composante du rire est liée, elle, au sadisme plus ou moins avoué qui gît au fond de l’être humain. Il ne s’agit pas de dire ici que nous savourons la souffrance même du personnage, mais plutôt, que nous éprouvons une vive satisfaction de sentir notre supériorité sur lui. Supériorité venue de notre intelligence de la situation (nous voyons immédiatement ce qu’il refuse de voir) et désir aussi de sanctionner par notre rire son auto-aveuglement. Tout au long de ce sketch, au niveau émotif, nous ne cessons de « triompher » par notre rire aux dépens du personnage.

    Bien entendu, pour que ces deux dimensions du rire s’expriment plus ou moins consciemment, il est nécessaire que nous ne soyons pas affectés réellement par le malheur du personnage, comme nous le serions devant une personne réelle. C’est ici que jouent les éléments déclencheurs de notre amusement, étudiés plus haut, mais aussi un certain nombre de procédés classiques du théâtre comique, qui ont pour objet d’entraîner le public dans l’euphorie. Voici les éléments spécifiques qui font de ce sketch une comédie :

    • Il y a d’abord, rappelons-le, une situation de départ qui prédispose le public à ne rien prendre au sérieux : c’est la tradition du cocuage, nous l’avons dit, et la connaissance préalable qu’a le public du personnage habituel joué par R. Devos, a priori comique (comme pouvait l’être Sganarelle joué par Molière, ou Chariot joué par Charlie Chaplin).

    • Ensuite, on notera la mise en scène du sketch, qui présente une situation amusante en soi : l’interprète, le « maître » venu officiellement donner un récital, ne peut se retenir de confier au public ses petites misères, de manière obsessionnelle. La contradiction entre la fonction officielle du maître de musique et la confession coléreuse du mari est la clef d’une sorte de pulsation du sketch, qui entraîne le public. Le musicien veut reprendre son sérieux, le mari colérique revient à son obsession, et ainsi de suite.

    • Le comique de répétition, lié à la progression de l’invraisemblance, ponctue les phases du sketch. Les « J’ai horreur qu ‘on se serve de mes affaires » ou « Y a pas de doutes, il s’en sert» soulignent, à la fin de chaque phase, le caractère obsessionnel du personnage. Par ces répétitions, le sketch est entraîné dans une sorte de mécanique qui fait croître l’euphorie du spectateur. Le personnage cesse d’être un homme qui souffre pour paraître un automate qui se répète. Nous avons là un bel effet de ce que Bergson appelle « du mécanique placé sur du vivant», source immanquable de rire, selon cet auteur. Notons d’ailleurs que la série d’objets « empruntés » par le copain (pantoufles, pyjama, radio, cigarettes) laisse entendre que la femme n’est elle-même, aux yeux de son mari, que l’une de ses « affaires » personnelles. Ce caractère mécanique accentue le comique de la dernière réplique.

    • Le « comique du caractère », que nous avons pressenti, tient dans la contradiction essentielle du personnage : voilà un malheureux qui, ayant des doutes, cherche des certitudes, mais qui s’empresse (involontairement?) d’inventer des semi-vérités qui lui masquent la réalité réelle. Peut-on avoir, jusqu’à la fin du sketch, une volonté aussi manifeste de savoir la vérité et un besoin aussi obsessionnel de se la cacher ? L’auto-aveuglement (qui peut rappeler celui d’Orgon dans Tartuffe) est un trait de caractère qui produit des comportements rigides, mécaniques, caricaturaux, d’où le comique naît classiquement. C’est dans ce cas que le ridicule « tue », en suscitant le rire triomphant dont nous avons parlé précédemment.

    Ces différents éléments comiques que nous séparons pour les besoins de l’analyse, fonctionnent évidemment ensemble : ils se multiplient l’un par l’autre. Ce qui fait exception, cependant, dans ce sketch, ce sont les passages musicaux, entre chaque phase verbale du texte : là, le public reprend son sérieux, son attente, et il pourrait y avoir un risque de gravité soudaine. La musique est en effet mélancolique, elle convient à la tristesse intérieure du personnage, elle pourrait désamorcer les rires en rendant les gens trop sensibles à la douleur du musicien. Cela joue sans doute pour quelques spectateurs ; mais pour l’ensemble du public (l’écoute du sketch enregistré le montre), il n’en est rien, et l’on a même l’impression que les intermèdes émouvants servent à « recharger » la capacité de rire de la foule. Deux raisons expliquent sans doute ce processus: ce que nous avons dit plus haut de la rapide identification/désidentification, qui permet à chacun de transformer son énergie de compassion en rire libérateur ; et aussi, l’atmosphère d’irréalité due à l’invraisemblance croissante de la « logique » du sketch. Mais après coup, il reste un élément de tristesse: n’a-t-on pas honte d’avoir ri ?


    CONCLUSION

    • Du point de vue de la méthode, nous avons procédé à deux approches synthétiques du texte, pour mieux différencier les deux types de plaisir que peut éprouver le public. Mais il va de soi qu’à l’examen, une lecture méthodique du texte peut être opérée dans son déroulement. Après avoir annoncé le thème et le mouvement progressif du sketch, on commentera chacune des neuf phases successives qui le constituent, en montrant bien comment la part de rire « spirituel » et de rire « comique » s’articulent l’une sur l’autre.

    • En ce qui concerne la nature profonde du rire, nous avons pu remarquer qu’au cours de cette histoire, nous frôlons la tragédie, et que pourtant le public rit largement. Une conclusion s’impose : le comique n’est pas dans le contenu d’une histoire amusante en soi, il est dans le traitement de cette histoire par différents procédés que nous avons dégagés. En somme, le comique est d’autant plus fort que l’histoire est plus tragique. Quel que soit le « message » qu’il veut transmettre, un auteur de théâtre a le choix entre deux modes d’expression qui sont le tragique et le comique. On pourrait même soutenir que le comique est plus efficace pour exprimer la douleur, dans la mesure où il laisse au fond du spectateur une sorte de « remords du rire » qui peut le conduire à méditer de façon approfondie, alors que les simples pleurs versés devant un spectacle pathétique soulagent si bien qu’on n’a plus besoin d’y penser par la suite !

    Bruno Hongre ©2004


                                                                            Illustration : Emilio Danero








  • Bruno Hongre nous propose ici un remarquable article sur le comique. Après avoir rappelé quelques composantes du plaisir de rire, il évoque les niveaux du comique et les procédés qui font rire. Autant d’outils qui vous permettront de mieux appréhender les textes suscitant le sourire ou le rire.

     

    REMARQUES PRÉLIMINAIRES


    1) En général, autant l’on aime rire, autant l’on déteste s’expliquer les raisons de son rire. D’une part, parce que c’est un sujet extrêmement complexe, qu’aucune théorie ne parvient à élucider totalement (il y a toujours des rires qui échappent aux explications traditionnelles de l’hilarité). D’autre part, parce que le rieur n’a peut-être pas trop envie de regarder en face les satisfactions suspectes, ambiguës, qui nourrissent en profondeur son rire. Savoir pourquoi on rit pourrait nous rendre singulièrement graves. On se contente alors de la tautologie : « Pourquoi rit-on ? Parce que c’est drôle ! ».

    2) Dans l’approche de cette activité rythmique des muscles zygomatiques, typiquement humaine selon Rabelais, il est difficile de distinguer ce qui serait un rire naturel, spontané, qui naît au hasard des circonstances de la vie courante, du comique étudié, théâtral, que le public va chercher dans des spectacles produits pour le distraire. D’une part parce que la vie sociale la moins concertée, fertile en sujets d’amusement, est toujours une sorte de théâtre naturel où les uns (en position de public) rient à propos de ce que disent ou font les autres (en position de conteurs-amuseurs ou d’acteurs involontaires). D’autre part parce que, très tôt, nous « consommons » des divertissements amusants, lesquels nous apprennent à regarder le monde comme spectacle, et ainsi, à « reconnaître » dans certaines situations de la réalité un « comique » préalablement intériorisé comme catégorie « littéraire ». Alors qu’il s’agit là d’un attitude culturelle (raison pour laquelle on « rit » différemment selon les cultures), nous « gloussons » spontanément comme si les choses s’ingéniaient d’elles-mêmes à nous divertir, en oubliant que notre sens comique est le fruit de réflexes pré-construits. Aussi pourra-t-on illustrer cette notice aussi bien par des exemples empruntés aux spectacles (sketches, théâtre) que par des situations couramment observées.

    3) L’éternelle interrogation « pourquoi rit-on ? » peut donner lieu à deux recherches complémentaires Qu’est-ce qui produit l’hilarité des publics (niveaux de comique et procédés « qui font rire ») ? En quoi consiste le « plaisir » ainsi déclenché (nature de cette euphorie, besoins plus ou moins conscients qu’elle « satisfait ») ? Nous allons tenter d’apporter quelques éléments de réponse en nous inspirant (très librement) de trois livres : Le Rire de H. Bergson, Le Mot d’esprit et ses rapports avec l’Inconscient de S. Freud, et Psychocritique du genre comique de Ch. Mauron. Commençons par la seconde question, celle du « plaisir » qui habite le rire : en analysant ses composantes, nous serons à même de mieux comprendre les diverses formes que prend le comique, et les processus susceptibles de le déclencher.



    QUELQUES COMPOSANTES DU PLAISIR DE RIRE

    Sachant que tout se mêle dans le rire, on peut néanmoins tenter de distinguer :

    1) Un plaisir « spirituel », ou intellectuel. C’est d’abord l’intelligence en effet qui s’amuse, à tort ou à raison, à percevoir des contradictions, des « absurdités », des « non sens » qui ont tout de même du sens, des glissements ou des confusions sémantiques, etc. Cela apparaît dans toutes les sortes de « jeux de mots », qu’on en soit le manipulateur ou l’auditeur. Révélateurs sont à cet égard les sketches de Raymond Devos (cf. « Caen », « La mer démontée », « Le Plaisir des sens », etc.). Le plaisir est bien ici dans cette jonglerie de l’acteur avec les mots et leurs sens, qu’elle soit ou non raffinée. Mais si l’intelligence est nécessaire à saisir ce jeu, elle n’explique pas à elle seule le plaisir qu’on y prend. Cette étrange « euphorie » qui naît du jeu de mots a pu être interprétée comme une revanche sur l’ordre du langage, ordre qui nous est imposé par un sévère apprentissage, et que nous avons soudain le droit de transgresser le temps d’une histoire drôle ou d’une réplique théâtrale… Plaisir du non-sens, qui échappe provisoirement à la censure de la Raison et donne lieu à des emballements absurdes. Plaisir de constater que le code du langage a de nombreuses failles, qu’on peut truquer avec celles-ci, que les mots peuvent être déformés, manipulés, au point de signifier à la fois les choses et leur contraire. Plaisir de replonger dans l’univers magique de l’enfant, où n’importe quel son peut engendrer n’importe quel sens…

    2) Un plaisir plus spécifiquement « comique » , dans lequel la part émotionnelle l’emporte sur la part intellectuelle, donnant alors lieu à ces fameux « éclats » de rire qui se déploient en spasmes débridés. Cette dimension apparaît clairement lorsqu’on observe, en position de spectateurs hilares, des situations qui sont angoissantes pour les personnes ou les personnages qui les vivent. Selon Freud, cela peut s’expliquer par une sorte de « décharge » d’énergie d’angoisse inutilisée, dont nous pouvons saisir le mécanisme en prenant l’exemple d’un des plus fameux sketches de Raymond Devos : « Le Plaisir des sens ».
    En voici l’argument : un automobiliste pénètre sur un rond-point, et au moment où il tente d’en sortir, s’aperçoit que toutes les rues sont en sens interdit. Situation cauchemardesque, à laquelle le spectateur s’identifie d’autant plus facilement qu’il a l’expérience de la conduite en ville. Notre automobiliste demande alors à un policier ce qu’il doit faire, et celui-ci lui répond : « Tourner avec les autres ». C’est alors que le rire du public jaillit franchement. Tout en percevant l’absurdité et le caractère stressant de cette ronde kafkaïenne, chacun se rend compte qu’elle n’est pas réellement pour lui. Le processus qui déclenche le rire est alors le suivant :
    - dans un premier temps, le spectateur s’identifie au personnage et partage momentanément son « angoisse » ou sa colère, ce qui mobilise en son for intérieur une certaine énergie psychique ;
    - dans un second temps, prenant conscience que cette situation « impossible » n’est qu’une fiction pour lui, le spectateur se distancie soudain du personnage, et son « énergie d’angoisse » un instant mobilisée (par le fait de s’identifier) se libère en un grand rire de soulagement. C’est l’euphorie après l’accablement. Et cette soudaine euphorie, cette sensation d’apesanteur, nous apparaît vraiment comme une caractéristique majeure du plaisir comique.
    Mais revenons à notre sketch. On sait qu’il se poursuit et s’amplifie alors selon une logique parfaitement absurde : il est interdit de s’évader du rond-point ; tout le monde doit tourner ; la police fait sa ronde, en sens inverse ; le laitier (dont le beurre « tourne »), l’ambulancier (dont le malade décède), le convoi funéraire, et bientôt toute la cité, tout se trouve embarqué dans la ronde infernale. Par convention, le public continue d’adhérer à l’histoire, à « croire » par intervalles à l’évocation de cet univers kafkaïen (et le jeu de l’acteur Devos, incarnant l’angoisse du personnage, est ici fondamental), mais en même temps, il ne cesse de se dés-identifier à chaque nouveau détail insolite (et donc « désopilant ») qui affole l’automobiliste. Jusqu’à la fin de ce sketch, parfaitement rythmé par son auteur, il y a ainsi reprise et relâche d’angoisse dans le public, le tout se résolvant en salves de rires…
    Ce processus n’est pas incompatible avec la définition de Bergson, qui établit que nous rions chaque fois que nous percevons « du mécanique plaqué sur du vivant ». En effet, l’aspect mécanique qui entraîne tout à coup la vie de la ville — le vivant— (grossissement des effets, amplification des conséquences d’un postulat insensé, etc.) est précisément ce qui conduit le spectateur à se distancier de la situation. Percevant du vivant, il s’identifie ; percevant le mécanique, il rompt son processus d’identification : il y a bien une chaîne de reprises et relâches d’angoisse.
    Il est vrai que Bergson ajoute à l’interprétation freudienne un autre élément : s’il y a quelque chose de « mécanique » qui nous fait rire d’un personnage vivant, cela provient souvent de l’inadaptation de celui-ci à telle ou telle situation. Le plaisir comique s’alimente alors à notre sensation de supériorité sur celui dont on rit (celui que l’on juge « ridicule »), comme on le verra ci-dessous dans l’évocation du « plaisir critique ».
    Mais cet élément n’est pas non plus sans lien avec ce qui se meut au fond de notre inconscient. Car cette fréquente inadaptation au monde, génératrice d’angoisses, nous l’avons tous vécue lors de nos premiers apprentissages : voir un personnage inadapté peut ainsi, l’espace d’une seconde, mobiliser notre apitoiement et, la seconde qui suit, déclencher notre rire par libération de cette « énergie » d’angoisse brièvement réveillée. Et jouir alors d’un sentiment de supériorité, c’est souvent prendre sa revanche contre des affects anciens, - rappels semi-conscients de situations archaïques où nous étions en douloureuse position d’infériorité... On voit que l’euphorie du rieur peut avoir de multiples racines.

    3) Un plaisir critique (ou revanchard, ou sadique, ou satirique). Dans sa Psychocritique du genre comique, Charles Mauron analyse le plaisir du spectateur qui rit aux malheurs d’Arnolphe dans l’Ecole des femmes en l’interprétant comme une compensation aux souffrances oedipiennes de tout enfant ! Qu’est-ce à dire ?
    Dans le traditionnel triangle oedipien, le tout jeune (notamment le petit garçon) se voit dépossédé de l’objet aimé (la jeune femme, sa mère) par le « vieux » (le père, qui affirme son droit sur son épouse). C’est une terrible frustration, mêlée de peur et de culpabilité, dont le jeune homme gardera longtemps la trace dans son Inconscient.
    Dans la pièce de Molière, l’Ecole des Femmes, c’est à l’inverse le jeune homme (Horace) qui dépossède le Barbon (Arnolphe) de l’objet aimé que celui-ci prétendait se réserver (Agnès).
    Dès lors, le rire que suscite l’attitude d’Arnolphe ne s’explique pas seulement par l’énormité de ses colères ou de ses ridicules de vieillard berné ; ce rire s’accompagne d’une sensation de revanche inconsciente sur une situation que nous avons antérieurement tous plus ou moins vécue. Le succès d’Horace et l’allégresse qui en résulte correspondent au renversement triomphal d’une situation angoissante. À travers lui, c’est à notre tour de ravir l’objet aimé et d’en frustrer le « Vieux » qui nous l’interdisait. Nous revivons donc notre « complexe d’Œdipe », mais en vainqueurs cette fois, et ce délire est un triomphe ! Notre rire se nourrit d’une vengeance fantasmatique, plaisir étonnant, inattendu, mais d’autant plus vif que nous en ignorons le réel motif…
    On peut généraliser cette composante du rire. Nous jubilons chaque fois qu’il nous est possible de nier — fictivement — le fameux « principe de réalité » dont nous avons dû cruellement subir la loi dans notre passé d’enfants, au fil de toutes les frustrations qu’implique l’apprentissage de la vie. Dans d’innombrables scènes comiques, nous rions ainsi d’une autorité ou d’un pouvoir établi, par la grâce d’un renversement triomphal, mais provisoire, de situations où nous avons dû nous soumettre jusqu’à l’humiliation. À chaque fois, la revanche que nous prenons semble proportionnelle à l’importance sociale de ce pouvoir. Supposons par exemple qu’un ami bien aimé se casse la figure en glissant sur une peau de banane : malgré le caractère mécanique de sa chute, nous rirons modérément. Mais s’il s’agit d’un chef de service, ou de notre prof de français, figures d’autorité, nous aurons du mal à réfréner notre éclat de rire. Et s’il s’agit d’un ministre ou d’un président, alors, nous nous amuserons très fort. Dans chaque cas, le personnage dont nous rions incarne le Surmoi, la Loi à laquelle nous avons dû obéir au cours de notre éducation : et son ridicule soudain nous permet de prendre notre revanche, le temps d’un délire à peine conscient.

    Mais notre « Inconscient » n’est pas simplement constitué de frustrations appelant des revanches. Il est aussi traversé de pulsions carrément sadiques. C’est-à-dire qu’il y a un certain plaisir inavoué à faire mal, à faire souffrir, à réduire autrui à l’état de girouette que l’on manie. La formule de Bergson, qui explique le rire par du « mécanique plaqué sur le vivant », va au-delà de la simple perception par l’intelligence d’automatismes ou de conduites inadaptées : elle implique, on l’a vu, l’existence d’une forme de jouissance à réduire autrui à l’état de chose ou d’instrument. Plaisir de supériorité du spectateur, rire qui « châtie » les inadaptés sociaux, euphorie d’un public qui exprime son pouvoir collectif en riant des malheurs ou des conduites non conformes de quelques-uns. Fernand Raynaud déclarait : « Il faut se diminuer pour faire rire » ; il lui suffisait alors d’incarner un personnage ridicule pour attirer sur lui le rire (méprisant) du public inconsciemment sadique. En général, l’acteur qui « fait l’idiot », pour amuser, flatte plus ou moins sciemment ce sadisme social. Quand on dit que « le ridicule tue », on confirme que le rire est une arme qui peut servir la haine. Idem quand, dans un groupe, on essaie de « mettre les rieurs de son côté » : c’est pour récupérer le pouvoir du groupe à son profit (et au détriment de son adversaire).

    On voit ainsi que le « plaisir critique », qui souvent décuple le rire, n’est pas seulement l’expression d’une revanche bien compréhensible de la part d’un rieur qui se souvient vaguement avoir été frustré : il peut être l’expression d’un sadisme collectif qui renforce les préjugés du groupe, le pouvoir des castes, ou les hiérarchies sociales. C’est dans cette perspective, mais en l’inversant, qu’il faut resituer le plaisir satirique propre aux comédies de mœurs, à la littérature polémique, aux sketches politiques, etc. Il s’agit très souvent, de la part d’un auteur qui ironise ou qui fait rire, d’une réponse personnelle à l’oppression du groupe. Oppression qui peut prendre la forme d’une mode passagère (cf. Les Précieuses ridicules), d’un ordre hypocrite (la caste des faux dévots dans Tartuffe), d’un pouvoir socioéconomique (les hommes d’affaires dans le Topaze de Pagnol). Oppression que fustige l’œuvre littéraire pour nous libérer, et qu’illustre la formule célèbre : « Castigat ridendo mores » (« il — l’auteur — châtie les mœurs par le rire »).
    Ainsi, autant on peut s’alarmer des ambiguïtés du rire sadique (il peut en effet nourrir toutes les formes d’ostracisme, tous les préjugés de classes dans une société donnée), autant on peut comprendre et participer au rire satirique en ce qu’il dénonce la bêtise, ou l’oppression, ou l’injustice, comme c’est le cas dans les meilleures comédies. Mais il demeure vrai que les limites sont parfois difficiles à distinguer, notamment lorsque les auteurs pratiquent ce qu’on appelle le « second degré » (par exemple, un sketch met en scène un raciste caricatural ; l’auteur lui prête évidemment des propos hyper-racistes ; mais voici que le public, lui-même pétri de préjugés, se met à applaudir ces propos qu’il prend au premier degré !!! Comment s’y retrouver ?).

    4) Un plaisir mimétique. « Plus on est de fous, dit le proverbe, plus on rit. » Effectivement, le rire est contagieux : plus la foule est nombreuse, plus les éclats de rire s’enflent. Ce phénomène a donné lieu à une fâcheuse pratique des médias : les rires pré-enregistrés, qui donnent au spectateur isolé le sentiment de participer à une émotion collective, et du même coup, l’entraînent à rire sans qu’il comprenne pourquoi (ce qui peut faire du rire le triomphe de l’abêtissement autant qu’il peut être, par ailleurs, l’expression de l’intelligence…). Et de fait, dans un groupe, il est mal vu de ne pas s’associer à l’euphorie collective : celui qui s’isole ou « ne trouve pas cela drôle » est taxé de « rabat-joie » ; et cependant, après coup, c’est soi-même que chacun peut trouver ridicule lorsqu’il considère les motifs de son hilarité…
    Rire permet de se souder aux autres ; se sentir soudé aux autres permet de rire. Telle est la satisfaction mimétique. Elle explique le caractère contagieux du rire. La part d’inconscient qui alimente le rire suppose en effet qu’on oublie sa « raison » et les censures qui lui sont liées : il est plus facile de faire en groupe ce qu’on ne ferait pas seul, lorsqu’on conserve sa conscience critique. La phrase « plus on est de fous, plus on rit » peut ainsi être lue à l’envers : « plus on rit, plus on peut se permettre d’être fous ensemble », c’est-à-dire : plus on peut se permettre de régresser collectivement dans des émotions infantiles. Et ce plaisir mimétique n’est pas sans rappeler la notion de « saturnales », lorsque le public en vient à rire de ce même ordre social qu’il respecte par ailleurs...

    Il y a donc quelque chose de l’ordre du défoulement collectif, plus ou moins hystérique et plus ou moins abêtissant dans le plaisir du rire, — quand bien même notre intellect et notre culture du comique ont été, au départ, absolument nécessaires au déclenchement de l’hilarité. Ce qui confirme cette conclusion, c’est le « remords » d’avoir ri qu’on éprouve parfois, lorsqu’on vient de rire largement du malheur ou du ridicule d’autrui, en s’étant laissé entraîner par le groupe. Musset ne disait-il pas, à la suite d’une représentation du Misanthrope et de la « mâle gaieté » que répandent les grands textes de Molière, que « Lorsqu’on vient d’en rire, on devrait en pleurer »…


    LES NIVEAUX DE COMIQUE

    Les composantes du « plaisir de rire » que nous venons de dissocier se mêlent le plus souvent dans les spectacles qui nous « amusent ». Lorsqu’il s’agit de théâtre, on distingue classiquement cinq niveaux de comique, des plus grossiers aux plus subtils. Cette différenciation des formes du comique permettra, simultanément, de hiérarchiser les significations plus ou moins profondes que les auteurs dramatiques donnent à leurs pièces.


    1) Le comique de gestes

    Du coup de pied au derrière à la chute malencontreuse, des mimiques faciales aux gesticulations, c’est là une forme de comique élémentaire qu’aucun grand auteur n’a méprisée (Molière, Beaumarchais, Charlie Chaplin, etc.). Les effets de décor, la manipulation d’objets (voir l’usage qu’en font les clowns), les didascalies parfois très détaillées qui font de l’auteur le premier metteur en scène de son théâtre, tout est à repérer et commenter. L’invention de « gags » se retrouve naturellement dans de nombreux films comiques, de Jacques Tati ou de Louis de Funès par exemple.


    2) Le comique de mots

    Il comprend bien entendu les jeux de mots et tout ce qui est de l’ordre de l’inflation verbale (cf. l’histoire du rhume dans La Cantatrice chauve de Ionesco), mais aussi les mots d’auteur et les répliques ciselées que l’on peut souvent détacher de leur contexte (cf. le docteur Knock déclarant « Tout homme en bonne santé est un malade qui s’ignore. »). Cependant, le plus souvent, les meilleures répliques tirent leur saveur de la situation où elles sont prononcées, par des personnages souvent inconscients du comique de leurs phrases, comme Géronte s’écriant dans Les Fourberies de Scapin : « Mais que diable allait-il faire dans cette galère ?! »


    3) Le comique de situation

    Ce dernier découle des péripéties de l’intrigue. L’auteur s’ingénie à placer ses personnages dans des circonstances imprévues, généralement embarrassantes. Il en résulte des malentendus, des quiproquos, des rencontres fâcheuses (situation classique des comédies de boulevard : le mari surprend son épouse dans les bras de son amant), d’où des engrenages délirants comme sait en composer Feydeau.


    4) Le comique de mœurs

    Il s’agit cette fois de faire rire les spectateurs devant le tableau caricatural d’un milieu social, d’une profession, des mœurs dites modernes, etc. C’est le cas notamment chez Molière, avec sa galerie de « Précieuses » (ridicules), de médecins (infatués de leur savoir), de « bourgeois » (qui se veulent gentilshommes) ou de ses pédants burlesques (type Vadius ou Trissotin). Le comique de mœurs peut être :
    - tantôt purement « comique » : l’auteur caricature les tendances de son époque, les manières de vivre, de parler ou de penser à la mode, en grossissant le plus souvent les traits de ses personnages ;
    - tantôt (ou simultanément) « satirique » : l’auteur attaque directement les vices de son siècle (l’hypocrisie religieuse, la corruption financière, les préjugés sociaux) ; le rire franc fait alors place à l’ironie incisive, aux mots ou aux tirades féroces, qui peuvent parfois viser des contemporains précis.


    5) Le comique de caractère

    Cette fois, le rire porte sur la psychologie, sur les contradictions ou les faiblesses de la nature humaine, sur les grands « types » humains. Le dramaturge peint par exemple l’avarice, la vanité, la colère, le snobisme, en faisant rire du comportement rigide ou obsessionnel des personnages atteints de ces vices. Notons qu’ici, ce n’est pas forcément le caractère lui-même des personnages, qui nous amuse : on rira plutôt des inadaptations qui en découlent, des effets de contrastes qui peuvent en résulter, etc. Ainsi, le « Misanthrope » de Molière ne devient risible que parce que, tout en déclarant haïr le genre humain (ce qui n’est guère drôle), il prétend malgré tout se faire aimer d’une jeune coquette dont il est amoureux. De même, Don Juan ne fait pas rire par lui-même (il est trop démoniaque pour cela) : mais l’opposition de son personnage au valet bavard qu’est Sganarelle, la paire pittoresque qu’ils forment tous deux, font de leurs échanges et de leur relation un duo comique.


    6) Le comique de « l’irréel » ?

    A ces cinq traditionnels niveaux de comique, qui souvent se mêlent dans une même scène, nous serions tenté d’en ajouter un autre qu’on pourrait définir comme le comique de l’absurde ou de l’irréel. Une pièce de Ionesco comme La Cantatrice chauve, par exemple, où se trouve naturellement du comique de mots ou de situation, nous fait rire en développant des scènes anormales, aberrantes, délirantes, – qui ne sont d’ailleurs souvent qu’un grossissement caricatural des incohérences du monde social ; l’auteur parodie ou inverse les stéréotypes du langage et des conventions quotidiennes, il déstabilise les habitudes de pensée que nous croyons les plus naturelles, et nous fait alors prendre conscience de l’absurdité des normes qui gouvernent nos vies. De nombreux sketches modernes, dont ceux de Raymond Devos, s’inscrivent dans cette veine : ils nous révèlent l’irréalité du réel, en faisant ressortir par un certain nombre de procédés (fort classiques) les logiques délirantes qui sous-tendent la réalité la plus banale.



    LES PROCEDES QUI FONT RIRE

    Une chose est de différencier les niveaux de comique, une autre est de repérer comment, dans quelque type de rire que ce soit, l’auteur s’y prend pour faire rire. Les contenus des situations ou des réalités qui nous amusent sont souvent graves, on l’a vu ; les motivations profondes qui se manifestent dans le rire s’alimentent à nos angoisses ou à de troubles pulsions : comment donc déclencher le rire à propos de ce qui pourrait tout aussi bien engendrer de la tristesse ou de la colère ? Voici donc quelques procédés classiques, parmi les plus fréquents.


    Le grossissement du trait

    C’est le principe premier de toute caricature. Le trait doit à la fois être ressemblant et exagéré. Notre plaisir est de reconnaître l’exactitude du croquis dans ce qui est pourtant une incroyable déformation , et vice-versa. Plaisir de reconnaître, plaisir aussi de mesurer l’écart entre le portrait et le modèle (il ne faut pas que cela soit « trop gros », ou alors, il faut que ce soit pris au « second degré », etc.). Ainsi pourrons-nous rire du caractère épouvantablement égoïste et entêté d’Orgon, lorsque celui-ci affirme :
    Et je verrais mourir frère, enfants, mère et femme
    Que je m’en soucierais autant que de cela.



    Les répétitions

    Comme les anaphores en poésie, les répétitions produisent un effet d’amplification du jeu (du motif comique, de la raideur d’un personnage, de la « logique » de l’absurde), et donc, provoquent un rire croissant du public, « qui n’en peut plus ». C’est le cas de répliques comme le « Sans dot ! » de l’Avare, ou le « Y a pas de doutes, il s’en sert ! » du sketch « J’ai des doutes » de Raymond Devos.


    Le contraste, l’opposition

    D’une part, la mise en contradiction d’un personnage avec lui-même ou avec un autre, produit des effets de symétrie plaisants ; d’autre part, dans une même scène ou d’une scène à l’autre, nous pouvons avoir des ruptures brutales ou des inversions inattendues. Par exemple, dans Les Femmes savantes, Vadius et Trissotin ne cessent de s’entre-flatter excessivement, puis l’un d’eux ayant critiqué le poème de l’autre, se livrent à une série d’injures de plus en plus grossières. Le thème de l’arroseur arrosé (un personnage est victime du stratagème même qu’il a mis au point pour piéger les autres), les contradictions entre ce qu’un personnage dit et ce qu’il fait (les défis grandiloquents et les lâchetés réelles de Matamore dans L’Illusion comique de Corneille), les renversements de situation sont une source inépuisable de rires fondés sur l’opposition.


    La parodie, la satire, le pastiche

    Ces procédés, le plus souvent liés au comique de mœurs, ont ceci d’original qu’on ne peut les comprendre que si l’on connaît les réalités originelles (situations, scènes historiques, œuvres, phrases, etc.) qui sont imitées/décalées/déformées, — contrairement aux trois procédés que nous venons d’exposer, dont la saisie se fait directement. Cependant, la parodie et le pastiche usent des mêmes techniques : exagération de stéréotypes, inversions du réel, transpositions ou déformations plus ou moins subtiles qui font prendre une distance ironique vis-à-vis des modèles imités, et naturellement, recours aux figures de style les plus efficaces (l’antithèse, le chiasme par exemple). Comme exemple de pastiche, on peut citer cette formule à propos du tiers-monde : L’homme est une louve pour l’homme, formule qui, en parodiant le fameux Homo homini lupus, laisse entendre que l’Occident continue d’exploiter férocement les pays pauvres qu’il affecte d’aider.


    Le monde renversé

    Au-delà des mécanismes que nous venons de rappeler, ce procédé opère l’inversion systématique de tout ce qui semble ordinaire et normal, produisant ce « comique de l’irréel » évoqué ci-dessus, qui peut déclencher aussitôt la joie infantile d’échapper aux rigueurs du monde tel qu’il est, ou le rire satirique face à une situation absurde plus vraie que le vrai…


    Tous ces procédés, notons-le en conclusion, obéissent parfaitement à la loi décrite par Henri Bergson, selon laquelle nous rions chaque fois que nous percevons « du mécanique plaqué sur du vivant ». On peut renvoyer ici à la lecture de son ouvrage (Le Rire), qui fourmille d’exemples de répétitions, ruptures, inversions, quiproquos, raideurs, inadaptations, symétries, engrenages, amplifications, etc.


    Bruno Hongre ©2004


                                                                            Illustration : Emilio Danero

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    Emilio DaneroL'intertextualité

    L’intertectualité nous permet de découvrir une oeuvre littéraire dans tout son foisonnement culturel.
    Bruno Hongre nous fait comprendre, grâce à l’étude de ce concept, qu’une oeuvre n’est jamais autonome. Elle est en effet influencée par des oeuvres antérieures. Tout texte est à mettre en relation avec d’autres textes ou avec la culture environnante dans lesquels, consciemment ou inconsciemment, l’auteur va chercher une partie de son inspiration.


    Le constat

    Un texte n’existe jamais tout seul.
    D’une part, il fait le plus souvent partie d’un livre (recueil, discours, roman, pièce de théâtre, etc.), c’est-à-dire d’un ensemble d’autres textes qui entrent en résonance avec lui, et contribuent à lui donner son sens : par exemple, un poème de Victor Hugo, d’abord écrit pour lui-même, puis placé selon un certain ordre dans Les Contemplations, prendra de ce fait même une signification qui n’apparaissait pas dans le texte pris isolément.
    D’autre part, un texte est souvent pétri de références culturelles plus ou moins conscientes (citations, imitations ou transpositions, pastiches, parodies, allusions, réminiscences) qui sont autant de traces plus ou moins littérales issues d’autres livres ou d’autres époques. Ainsi, les écrivains dits classiques imitaient d’une façon délibérée les « Anciens », c’est-à-dire les auteurs de l’Antiquité grecque et latine : ils leur empruntaient la matière de leurs œuvres, des thèmes poétiques ou dramatiques, des fables, des mythes, des réflexions, etc., jusqu’à reprendre leurs formules mêmes (ainsi, la fameuse réplique de Phèdre, « C’est toi qui l’as nommé. », au vers 264, est déjà chez Euripide1). L’étude savante des « sources » d’une œuvre montre à quel point la part d’éléments empruntés est la règle et la part de création originale l’exception. Mais ce que les classiques faisaient délibérément, la plupart des écrivains le font spontanément, influencés qu’ils sont par leurs lectures, par le contexte culturel auquel ils appartiennent, par les codes littéraires venus de leurs prédécesseurs, etc. Bien entendu, dans cette place prise, au sein d’un texte donné, par les éléments textuels ou thématiques (formulations, motifs, mythes, symboles, archétypes, etc.) venus d’ailleurs, les grandes traditions culturelles de notre civilisation se taillent la part du lion : l’héritage gréco-romain et l’héritage judéo-chrétien en particulier. Par exemple, on ne peut comprendre le titre du récit de Camus La Chute, sans se référer à la Genèse, pas plus d’ailleurs qu’une simple phrase comme celle de Proust : « Les vrais paradis sont ceux qu’on a perdus. »
    D’où une première définition : au sens strict, l’intertextualité recouvre l’ensemble des traces laissées dans un texte donné par un ou plusieurs textes antérieurs (parfois contemporains), et l’étude des relations qu’on peut observer entre ce texte et ceux auxquels il fait écho (citation, imitation consciente, réminiscence ; reprise plus moins transformée ; référence critique ; opposition radicale, etc.). Car il ne suffit pas de découvrir ce que reprend un auteur : l’intérêt, c’est de montrer ce qu’il fait des éléments qu’il reprend.



    La complexité de la notion

    Si l’on considère un texte à ces trois niveaux que représentent son écriture, sa structure et sa thématique, on peut trouver à la notion d’intertextualité une extension quasi sans limites :

    • Du côté du style et de l’écriture, les tournures (souvent académiques), les expressions choisies (parmi toutes celles dont la littérature a enrichi notre langue), les références littérales ou proverbiales sont extrêmement nombreuses2. C’est à celles-ci, le plus souvent explicites, que l’on pense d’abord lorsqu’on parle d’intertextualité. Mais les mots eux-mêmes dont use innocemment le moindre écrivain sont déjà chargés des connotations que d’autres ont pu y mettre, ses contemporains ou ses prédécesseurs3. Par exemple, il m’est impossible d’employer après Pascal le terme « divertissement », ou après Baudelaire le mot « spleen », sans que mon texte personnel soit imprégné de la « marque » qu’ont ajoutée ces deux auteurs à chacun de ces termes. Même si je n’ai pas lu Pascal, même si j’ignore Baudelaire ! Un lecteur plus cultivé que moi, en lisant mon énoncé, redonnera à celui-ci la richesse originelle dont sont chargés ces mots. Et, très généralement, chaque fois que nous lisons un texte du passé, nous le « transformons » en prêtant à ses expressions des significations ou des nuances qu’elles ont acquises depuis, et auxquelles l’auteur ne pouvait pas songer : son texte se trouve alors modifié, enrichi (voire trahi) — rétroactivement — par l’effet des textes postérieurs qui ont fait évoluer le vocabulaire… Le résultat, c’est qu’en lisant le plus naturellement du monde, nous faisons de l’intertextualité sans le savoir !

    • Du côté des structures d’un texte, il en est de même. Si je me sers du code romanesque élaboré par tous les auteurs qui ont raconté quelque chose depuis que la littérature existe, si j’utilise les ressources de la rhétorique développées par tous les orateurs dont les discours sont parvenus jusqu’à nous, je vais imiter des formes ou retrouver des procédés mis au point avant moi et qui vont rendre ma page efficace. Les textes que j’ai en mémoire, et qui ont en quelque sorte « formaté » mon esprit, sont donc au travail en moi au moment même où j’écris. Idem, en ce qui concerne les différents genres ou codes poétiques : le choix du sonnet, l'usage de l'alexandrin contribuent largement à prédéterminer les effets d'un poème (le sonnet classique est construit en fonction de sa « chute » — cet « effet de sens » final ; le rythme de l'alexandrin facilite et impose à la fois la mise en valeur de certains mots nécessairement accentués, etc.). Ainsi, au niveau des structures, l’intertextualité est reine : tout texte est secrètement influencé, que l’auteur le veuille ou non, par la forme historique dans laquelle il se coule. Et, comme précédemment, le lecteur, nourri des ouvrages contemporains, va nécessairement lire les œuvres du passé en fonction de sa nouvelle culture, s’étonner que des livres anciens soient, par leur forme, « étonnamment modernes », etc. Par exemple, on peut lire les « utopies » du passé à la lumière de notre lecture des livres de science-fiction, ce qui peut leur redonner un intérêt inattendu.

    • Enfin, concernant la thématique d’un texte, du moindre extrait à l’œuvre globale, elle est elle-même en relation avec l’ensemble des thèmes plus ou moins proches (ou même parfaitement opposés) qui ont déjà pu être traités dans la littérature qui précède. Par exemple, si j’écris un texte pacifiste, je puis être influencé par tel article de l’ Encyclopédie sur la guerre ; si je n’ai pas lu cet article, je peux être influencé par d’autres auteurs qui l’ont lu ; plus généralement, je peux être imprégné de la culture diffuse que les écrivains des Lumières ont répandue sur ce sujet, et mon discours s’en ressentira que je le veuille ou non. Il ne sera donc pas illégitime, pour un lecteur qui veut commenter ce texte, de faire référence aux idées qu’il a trouvées dans l’Encyclopédie, et qui ne sont pas sans rapport avec ce que j’ai écrit moi-même, quoique n’ayant jamais lu le fameux article. On voit donc que la notion d’intertextualité va permettre à un lecteur ou à un critique de mettre en rapport des textes qui n’ont jamais été objectivement en relation directe. Et même, pour éclairer ou commenter une page produite à un date précise, de procéder à des comparaisons avec des textes écrits ultérieurement !


    Mais au cours de ces quelques remarques, nous sommes passés insensiblement de la genèse du texte (ses rapports avec les textes précédents ou contemporains qui l’ont nourri) à la question de sa lecture (ce que la connaissance d’autres textes, publiés plus tard, permet d’y lire, d’y projeter, d’y comprendre, etc., — indépendamment bien sûr de ce qu’a voulu faire l’auteur). Cela va nous permettre de compléter notre définition de l’intertextualité. En nous plaçant à ce second point de vue, nous pourrons donc ajouter cette précision de taille : l’intertextualité, c’est aussi l’ensemble des relations — et leur étude éventuelle — que peut entretenir un texte donné avec toutes sortes d’autres textes (y compris postérieurs) dont on le rapproche pour mieux le comprendre, le ressentir ou l’interpréter (ce qui suppose, bien sûr, que l’on justifie les rapprochements que l’on opère). Notons que si l’on voulait distinguer les deux significations du mot, on pourrait choisir de nommer la première « contextualité », et préférer pour la seconde l’expression « lecture intertextuelle ». Mais globalement, il s’agit bien d’un seul et même concept. Et c’est le lieu ici de citer l’excellente définition qu’en donne le « Petit Larousse » (éd. 2003), qui couvre justement les deux aspects que nous venons d’explorer : « Intertextualité : Ensemble des relations qu’un texte, et notamment un texte littéraire, entretient avec un autre ou avec d’autres, tant au plan de sa création (par la citation, le plagiat, l’allusion, le pastiche, etc.), qu’au plan de sa lecture et de sa compréhension, par les rapprochements qu’opère le lecteur. »

    Ainsi, l’intertextualité, ce n’est pas seulement le fait pour l’auteur d’inscrire des éléments issus de sa culture dans ce qu’il écrit ; c’est aussi le fait, pour le lecteur, d’introduire ou projeter dans le texte même qu’il croit seulement décrypter, des éléments inscrits en lui par ses autres lectures. Chacun, dans sa relation au texte, investit en quelque sorte son « capital textuel » et sa capacité d’analyse. D’où au moins deux conséquences :

    1) Personne ne lit jamais exactement le même texte : chacun projette et interprète, découvrant donc et décodant à sa manière — singulière et unique — les significations que l’auteur a « encodées » dans son « message ». Un contemporain de Pascal ou de Racine ne pouvait pas percevoir les Pensées ou Phèdre comme nous recevons nous-mêmes ces textes, et réciproquement. Lors même que nous relisons un même texte, ce n’est déjà plus la même lecture que nous en faisons. Non pas seulement parce qu’a changé notre expérience des choses auxquelles renvoient les mots. Mais parce que, au fil du temps, avec l’évolution conjointe de notre culture et de la langue qui la traduit, notre mode de lecture s’est déjà modifié. L’auteur lui-même qui se relit, quelques années après (et parfois plus tôt), ne perçoit plus son texte exactement comme il avait eu conscience de l’écrire : il y repère des intuitions dont il n’avait pas conscience en écrivant, il y observe des logiques nouvelles, il y constate les retentissements que l’époque a pu avoir sur lui à son insu… Il découvre qu’il n’a été que partiellement « l’auteur » de ce qu’il a écrit. On est traversé par l’écriture, on n’en est pas la source.

    2) L’acte de lire n’est jamais l’absorption naïve — au premier degré — d’un contenu donné, dans un récipient vide que serait l’esprit du lecteur. Il y a toujours une interaction entre ce que nous propose le texte et ce que notre « capital textuel » va nous permettre d’en retirer (en le triant, en l’interprétant, en le « recréant » à l’aide de notre imaginaire, bref en le faisant « exister » originalement dans notre conscience). Bien loin d’absorber passivement, le lecteur filtre, réagit, examine, joue avec le texte : dès sa première lecture, il lit « au second degré ». Compte-tenu de la somme de savoirs qui est en nous, à la suite de tout ce que nous avons appris et lu par ailleurs (sans parler de ce que nous avons vécu), la lecture la plus spontanée d’un texte nouveau est toujours intertextuelle, toujours plus ou moins « critique ». Or, ces savoirs qui sont en nous ne se limitent pas à la littérature : ils recouvrent tout ce qu’on nomme « culture », tout ce qui forme l’imaginaire humain, tout ce qui nourrit nos capacités d’examen critique (connaissances historiques, sciences humaines, etc.). Ainsi, sur un texte donné, la lecture intertextuelle peut consister en une lecture informée par la psychanalyse, la sociologie, etc. L’exemple du mythe d’Œdipe est éloquent à ce sujet. On sait que Freud en a tiré le concept n°1 de sa théorie, le « complexe d’Œdipe ». Si on connaît un peu la psychanalyse, on va donc pouvoir lire la pièce de Sophocle Oedipe-Roi de façon totalement nouvelle par rapport à la lecture qui a pu en être faite jusqu’au XXe siècle. Idem pour Electre de Sophocle, idem pour le Hamlet de Shakespeare, idem pour Les Gommes d’Alain Robbe-Grillet, idem pour bien d’autres œuvres, dont la cohérence interne se trouve considérablement enrichie par une « lecture oedipienne », si l’on parvient bien sûr à trouver dans les textes suffisamment d’indices autorisant cette « lecture ».

    3) Les perspectives précédentes ne signifient pas qu’on puisse lire et faire dire à un livre ou à un extrait n’importe quoi. Quels que soient notre abord du texte, notre « horizon d’attente » et nos hypothèses de lecture, il faut bien sûr que ce que nous croyons y reconnaître y soit présent, c’est à dire « lisible », (même si l’auteur n’en a pas eu conscience), et puisse être étayé par des faits ou par des repérages précis ; il faut surtout qu’aucun élément objectif du texte (structures, langue, thèmes, etc.) ne vienne contredire l’interprétation proposée. En règle générale, on constate que les grands textes de la littérature sont particulièrement concernés par la notion d’intertextualité : d’abord parce qu’ils ne naissent pas de génération spontanée (ils sont l’aboutissement de sources nombreuses qui ont fécondé le « génie » de l’auteur), et ensuite, parce qu’ils fécondent eux-mêmes de multiples œuvres qui vont s’y référer plus ou moins explicitement... si bien que les plus grands « textes fondateurs » sont aussi ceux qu’il nous est impossible de lire tels qu’ils ont été publiés, car on ne peut les aborder que l’esprit déjà façonné (voire encombré !) par tout ce qu’ils ont engendré comme imitations, références ou commentaires. Par exemple, le Don Quichotte de Cervantès, né lui-même d’une nostalgie distanciée et d’une réflexion critique sur les romans de chevalerie qu’il parodie, a eu une telle influence sur la littérature postérieure (on le qualifie souvent de « premier roman moderne ») qu’il se présente vraiment comme un carrefour d’intertextualité4. Idem pour un ouvrage comme Les Pensées, dont nous parlions ci-dessus, qu’il est impossible d’apprécier sans se référer aux grands auteurs dont Pascal s’est inspiré (Montaigne, Saint Augustin par exemple) ni aux écrivains qui, après lui, ont reconnu leur dette envers lui, qu’ils aient subi sa marque (comme Chateaubriand) ou se soient opposés à sa vision des choses (comme Voltaire)…



    Du bon usage de l’intertextualité (dans un commentaire de texte)

    Les considérations auxquelles conduit la notion d’intertextualité peuvent donner le vertige sur ce qu’est profondément la littérature vivante. On comprend qu’il serait hasardeux, dans les exercices d’explication scolaire, de pratiquer la « lecture intertextuelle » sans une grande maîtrise de l’histoire littéraire et des savoirs critiques. Quelques conseils sur la méthode à suivre s’avèrent donc nécessaires.

    1) Avant tout, notamment à l’examen, il faut se pénétrer du texte. Tout le texte, rien que le texte, dans tout ce qu’il a d’objectif et d’explicite, concernant ce qu’il dit et la façon dont il le dit : voilà le premier travail à conduire méthodiquement, à l’aide des outils traditionnels d’explication que nous avons rappelés dans les articles précédents, en suggérant de mettre en relation le « je ressens » et le « je recense » (composition, nature du vocabulaire, champs lexicaux, figures de style, prosodie, effets visuels ou rythmiques, etc.). Il est vrai que dans cette première opération, des éléments intertextuels accompagnent immanquablement notre approche : ce que l’on « recense » nous renvoie forcément à des textes de même nature ou d’un même genre ; ce que l’on « ressent » nous rappelle des impressions similaires (examiner notre « horizon d’attente », c’est recenser des émotions que l’on croit spontanées alors qu’elles sont déjà pré-construites en nous par l’expérience de lectures antérieures !). Simplement, il faut savoir clairement ce que l’on fait, et se retenir devant des interprétations hâtives.

    2) La seconde opération consiste à faire usage très consciemment de l’intertextualité au sens premier du terme, c’est-à-dire au sens strict, que nous avons aussi nommé « contextualité ».
    L’examen du passage à commenter ayant été bien conduit, on peut alors sortir de sa « textualité » et tenir compte de connaissances externes, chercher en quoi elles éclairent le texte, ou du moins ajoutent des éléments d’explication. Deux niveaux de contextualité peuvent alors être définis :

    a) Celui qui relève de l’œuvre de l’auteur lui-même

    Le premier niveau consiste à situer l’extrait qu’on étudie (quelle est sa place, dans quel ouvrage, que peut-on en conclure) et à le mettre en relation avec d’autres passages de cet auteur (observés dans d’autres ouvrages le cas échéant). Ce principe, qui revient à expliquer l’auteur par lui-même, se justifie dans la mesure où un véritable écrivain n’élabore pas des textes isolés et partiels, mais construit d’ouvrage en ouvrage un univers dont toutes les parties s’éclairent mutuellement.


    b) Celui qui relève des autres textes, contemporains ou antérieurs, qui ont influencé littéralement ou globalement l’œuvre en question.

    Le second niveau consiste classiquement à repérer dans un texte les influences dont il est en partie le produit, qu’il s’agisse d’emprunts conscients (imitations, allusions, parodies) ou inconscients (réminiscences, reprises de motifs ou de formes, etc.). Recherche qui s’élargit très vite au contexte historique et culturel dans lequel l’œuvre a été écrite ou représentée (conditions d’élaboration, mouvement esthétique, avec ses ruptures et ses fidélités, etc.) : c’est ce contexte que les éditions universitaires retracent souvent de façon tout à fait satisfaisante.

    3) La « lecture intertextuelle » au sens large peut alors être tentée, en se donnant très clairement quelques hypothèses de recherche : rapprochements thématiques d’ouvrages ou de passages d’époques très diverses (l’amour, la mort, la cité, l’exil, etc.), analyse des grands archétypes de l’humanité (notamment des scènes fondamentales comme la scène de la Tentation, des mythes qui se répètent sous diverses formes comme le mythe de Prométhée ou le mythe de Faust), schémas d’interprétation empruntés aux sciences humaines (psychanalyse, histoire, ethnologie, structuralisme, épistémologie). Le texte peut alors être mis en correspondance avec d’innombrables autres textes qui semblaient sans rapport apparent avec lui, laissant soudain apparaître en lui des logiques imprévues, des résonances nouvelles, des significations surprenantes.

    La règle des règles, que l’intertextualité soit envisagée au sens strict ou au sens large, c’est d’éviter de ne voir dans un texte que la répétition de ce qu’on a trouvé dans d’autres. Que la « structure oedipienne », souvent présente dans une œuvre, ajoute une cohérence à un récit ou à une scène est une chose intéressante ; mais le risque demeure de réduire l’œuvre à ce schéma, au lieu de montrer combien elle l'enrichit ou le renouvelle5. Il faut éviter de banaliser, en faisant d’un extrait un doublet d’autres textes dont on le rapproche. Il y a toujours danger de remplacer une explication par une énumération de références qui montrent la culture du commentateur, mais ne rendent pas compte de la valeur spécifique du texte à commenter. S’il est bon de reconnaître ce qui est répétitif d’une œuvre à l’autre, dans les idées ou dans la forme, il faut très vite éliminer le banal pour mettre en relief l’original. Ne repérer des traits communs que pour faire ressortir des combinaisons spécifiques. En un mot : ne re-connaître que pour connaître du nouveau.




    Deux exemples pris dans Baudelaire


    1) L’intertextualité au sens strict (ou « contextualité »)

    Soit le poème « A une Passante », qui figure dans la seconde partie des Fleurs du Mal (édition de 1861).
    Voici le texte de ce célèbre sonnet :

    La rue assourdissante autour de moi hurlait.
    Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,
    Une femme passa, d’une main fastueuse
    Soulevant, balançant le feston et l’ourlet ;

    Agile et noble, avec sa jambe de statue.
    Moi, je buvais, crispé comme un extravagant,
    Dans son œil, ciel livide où germe l’ouragan,
    La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.

    Un éclair… puis la nuit ! – Fugitive beauté
    Dont le regard m’a fait soudainement renaître,
    Ne te verrai-je plus que dans l’éternité ?

    Ailleurs, bien loin d’ici ! trop tard ! jamais peut-être !
    Car j’ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,
    Ô toi que j’eusse aimée, ô toi qui le savais !



    Supposons maintenant que le commentaire de ce texte, donné sans autre précision à un examen, ait été achevé. Le candidat a rendu sa copie. Il veut en savoir plus, en examinant la « contextualité » de ce poème.

    A) Pour commencer, il va chercher en quoi Baudelaire explique Baudelaire. Voici quelques informations qu’il peut trouver :

    1) Ce texte figure dans la partie des Fleurs du Mal intitulée « Tableaux Parisiens », ce qui peut être une piste de lecture (le texte comme croquis parisien).
    2) Il y a des variantes, comme celle du dixième vers : le poète, avant d’écrire « m’a fait soudainement renaître », avait écrit « m’a fait souvenir et renaître » (ce qui rattache le texte au thème de la vie antérieure).
    3) Dans le poème en prose Les Veuves, on trouve une évocation proche : « C’était une femme grande, majestueuse, et si noble dans tout son air […] Son visage triste et amaigri, était en parfaite concordance avec le grand deuil dont elle était revêtue. » Mêmes traces textuelles dans le poème en prose Le Désir de peindre : « Je brûle de peindre celle qui m’est apparue si rarement et qui a fui si vite […]. En elle, le noir abonde […] , et son regard illumine comme l’éclair : c’est une explosion dans les ténèbres. »
    4) Bien entendu, le thème de l’idéalisation de la femme, dans l’ensemble des poèmes de Baudelaire, ne manque pas d’entrer en résonance avec ce texte en particulier et d’en enrichir l’interprétation.

    B) L’observation du contexte culturel — les œuvres contemporaines ou antérieures — pourra être aussi une précieuse source. Ainsi, dans l’un de ses contes recueillis sous le titre Champavert (1832), Petrus Borel écrit à propos d’une femme qui vous apparaît comme une illumination : « Pour moi, cette pensée qu’on ne reverra jamais cet éclair qui nous a éblouis, […], que deux existences faites l’une pour l’autre, pour être adorées, pour être heureuses ensemble en cette vie et dans l’éternité, sont à jamais écartées, […] – pour moi, cette pensée est profondément douloureuse. » Plus étrangement encore, Gérard de Nerval publie la même année un recueil d’Odelettes, dont l’une, intitulée « Une allée du Luxembourg », traite le même sujet dans une tonalité assez différente mais avec des expressions fort proches ; la voici :

    Elle a passé, la jeune fille,
    Vive et preste comme un oiseau :
    À la main une fleur qui brille,
    À la bouche un refrain nouveau.

    C’est peut-être la seule au monde
    Dont le cœur au mien répondrait,
    Qui, venant dans ma nuit profonde,
    D’un seul regard l’éclaircirait !

    Mais non, - ma jeunesse est finie…
    Adieu, doux rayon qui m’a lui, -
    Parfum, jeune fille, harmonie…
    Le bonheur passait, - il a fui !


    S’il est à peu près sûr que Baudelaire connaissait ces deux textes, n’allons pas crier au plagiat. Il s’agit avant tout d’une même source d’inspiration romantique (et humaine). Ce que permet le recours à l’intertextualité, c’est — en rapprochant ces textes — de montrer l’originalité de chacun. Sur un même thème, une page ou une poésie réussie n’influence pas seulement en suscitant l’envie de l’imiter, mais aussi en donnant le désir de s’en différencier.

    C) Après avoir examiné ces sources, le candidat à l’explication peut naturellement passer à la lecture intertextuelle au sens large, et comparer les scènes de rencontres, les récits d’illuminations ou de coups de foudre, aussi bien dans la littérature postérieure, romantique ou non (par exemple la « première apparition » de Madame Arnoult aux yeux de Frédéric, dans l’Éducation sentimentale de Flaubert), que dans le cinéma, etc.

    2/ L’intertextualité au sens large (la lecture intertextuelle)

    Prenons maintenant, toujours dans Les Fleurs du Mal, le poème « Spleen » n°78.
    Sur le premier niveau d’intertextualité, celui qui permet de comprendre Baudelaire par Baudelaire, on notera que plusieurs poèmes ont ce même titre (la notion de « spleen » est donc dès le début intertextuelle !), que ces poèmes dans la première partie du recueil suivent ceux qui illustrent « l’Idéal » (et donc, le spleen doit s’expliquer comme une chute, une désillusion qui suit nécessairement tout mouvement vers l’Idéal), que l’auteur a intitulé son recueil de poèmes en prose Le Spleen de Paris , ce qui autorise le commentaire (savant) à de multiples rapprochements intertextuels…
    Mais la lecture intertextuelle va vite nous conduire à élargir la question du « spleen » au traitement général de l’ennui et du mal être chez d’autres écrivains du XIXe siècle : en particulier, on étudiera le « spleen » comme une sorte de nouveau « mal du siècle ». De là, opérant une recherche sur l’expression du « vague à l’âme » dans la littérature antérieure, il sera fructueux de trouver des précurseurs à Baudelaire au début du XVIIe siècle, voire au XVIe. Mais les auteurs classiques s’étant eux-mêmes inspirés des poètes de l’antiquité (les latins avaient l’expression « tædium vitae » pour désigner le dégoût de vivre), nous voici renvoyés à la poésie du chagrin dans la littérature occidentale (qui comprend aussi des textes religieux, comme la parole du Christ : « Mon âme est triste à en mourir. »)… Tout cela n’est pas indispensable pour comprendre le poème de Baudelaire, bien sûr, mais permet de lui donner un éclairage complémentaire, de circonscrire son originalité propre, et aussi de cerner les constantes du « mal de vivre » chez les hommes.
    Rien ne nous empêche alors de parcourir les siècles dans l’autre sens, vers l’aval, et de chercher dans notre modernité des échos du « spleen » baudelairiens, en le mettant par exemple en rapport avec la « nausée » sartrienne ou « le sentiment de l’absurde » chez Camus, sans parler des multiples expressions du désespoir dans la littérature du XXe siècle.
    Ces considérations sont sans limites. C’est la richesse de l’intertextualité. Cette richesse, cependant, ne doit pas faire oublier les dérives possibles que nous avons signalées plus haut, — le principal danger étant de remplacer l’étude du texte (qui doit demeurer première) par l’exploration de tout ce qui peut s’en rapprocher, autour, avant, ou après.

    Bruno Hongre (2004).


    NOTES


    1) Racine dit clairement dans la préface de Phèdre qu’il a pris son sujet chez Euripide et qu’il a dû lui apporter quelques modifications, mais il précise : « Je n’ai pas manqué d’enrichir ma pièce de tout ce qui m’a paru éclatant dans la sienne. » Ainsi, nos auteurs classiques se glorifient de leurs emprunts et s’excusent de leur invention !

    2) A ce sujet, je me permets de renvoyer au commentaire d’environ 1200 expressions et citations que j’ai rassemblées dans un livre récent : Réviser vos Références culturelles (Ellipses, Paris, 2003). Ce sont pour ainsi dire 1200 exemples d’intertextualité !

    3) En ce qui concerne le simple usage des mots, bien entendu, il ne suffit pas que deux auteurs à peu près contemporains emploient de nombreux termes identiques pour en conclure que l’un a influencé l’autre. Car au niveau du pur vocabulaire, les écrivains puisent le plus souvent dans le même corpus, qu’il s’agisse du langage de leur époque (l’âge classique), d’une mode provisoire (le courant précieux) ou d’un genre codé (par exemple, la langue soutenue de la tragédie). C’est en faisant cette confusion que de récents chercheurs ont voulu attribuer à Corneille les œuvres de Molière !!!

    4) Voir à ce sujet la façon dont Jacques Brel s’est emparé du mythe de Don Quijote

    5) On peut faire la même remarque à propos du « schéma actantiel », en narratologie : il permet d’éclairer toute forme de narration, mais il ne suffit pas à montrer l’originalité de tel ou tel récit. Il ne faut donc pas en faire un outil « passe-partout ».

    Bruno Hongre ©2004


                                                                            Illustration : Emilio Danero





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