• Le comique : application

    Emilio Danero

    Après un article théorique sur la notion de comique, Bruno Hongre nous offre une application : il analyse un sketch de Raymond Devos. Cette analyse a d'ailleurs valu à son auteur une réaction très enthousiaste de Raymond Devos.
    Vous trouverez, avant l'analyse du sketch, deux versions du texte.
    La première est la version publique interprétée vers 1958 au théâtre des Trois Baudets. Cette version publique permet de préciser les jeux de l'acteur et l'insertion des rires selon leur intensité.
    La deuxième version est la version écrite, publiée chez Orban en 1991.
    On pourra tirer profit de la comparaison.

    1) Les deux versions

    • La version publique

    (Raymond Devos, auteur et acteur de ses sketches, joue ici le rôle d’un interprète de musique qui vient donner un récital de guitare, mais ne peut s’empêcher de raconter au public ses problèmes personnels. Nous reproduisons le sketch en indi-quant en italiques le jeu de l’acteur et l’importance des rires, auxquels nous donnons un, deux ou trois astérisques, selon leur intensité.).

    J’étais dans une colère! (rires*) J’ai des doutes...

    Hier soir, en rentrant dans mes foyers plus tôt que d’habitude... il y avait quelqu’un dans mes pantoufles (rires**) Mon meilleur copain ! Si bien que je me demande si, quand je ne suis pas là... il ne se sert pas de mes affaires!! (rires***)

    Je vais vous jouer une étude de Sor (rires*). Sor était espagnol de 1778 à 1830... J’ai des doutes! (rires**) C’est pas sa pointure, alors il la force, vous comprenez ! (rires**) Alors, moi, après... il n’a qu’à s’en payer une paire, quoi ! (rires**) J’ai horreur que...

    Sor était espagnol de 1778 à ... jusqu’à sa mort (rires**), et après de très belles études, il en a écrites plusieurs... très belles aussi, dont la cinquième que je vais avoir l’honneur de vous interpréter (il s’apprête à jouer). J’ai horreur qu’on se serve de mes affaires !... (rires**)

    Voilà la cinquième de Sor (musique allègre à tonalité nostalgique). Mon pyjama c’est pareil ! (rires**) Depuis qu’il a acheté le même, j’retrouve plus le mien! (rires**) (tout en jouant :) Il s’en sert, quoi, y a pas de doutes ! (rires sur la musique)

    Ma femme voulait pas me croire, hein... Je lui dis :
    « Tu vas voir, un de ces jours, il va aussi se servir de tes affaires! » (rires*) Mon vieux, le lendemain, je retrouve son soutien-gorge dans la poche de son pardessus! (rires**) il s’en sert, quoi, y a pas de doutes ! (rires***) (l’acteur se met à chanter sur la musique, mélancoliquement)

    Un soir, j’arrive sur le palier, j’entends : « Profitons-en pendant qu’il est pas là (rires*) », tout ça... Tout ça, « débarrasse-toi de ton bonhomme de mari, c’est un empêcheur de tourner en rond...» Oh, mon vieux, je rentre, j’dis à mon copain qui était là : «Eh, dis-donc, eh, eh, baisse un peu la radio, on l’entend d’en bas ! »(rires***) Il s’en sert, quoi, y a pas de doutes! (rires**) (nouvel intermède musical, plus court)

    Trois jours après, j’rentre: je le trouve dans mon lit en train de fumer une de mes cigarettes ! (rires**) J’dis à ma femme, qui était à côté, j’dis : «Tu peux pas l’empêcher de fumer, non? (rires**) Il va brûler mes draps ! » Oh il s’en sert, quoi, y a pas de doutes ! (rires**) (reprise musicale)

    Alors, mon pyjama, mes pantoufles, ma radio, mes cigarettes,... pourquoi pas ma femme pendant qu’il y est! (rires****) (la musique reprend, très tristement ; l’interprète pleure sur sa guitare. Ce n’est plus qu’un pauvre homme qui achève la cinquième et dernière phrase de l’étude de Son. Applaudissements du public).


    • La version écrite

    (L’artiste entre, tenant d’une main, une chaise, de l’autre, sa guitare.)
    - J’ai des doutes !... J’ai des doutes !... Hier soir, en rentrant dans mes foyers plus tôt que d’habitude... il y avait quelqu’un dans mes pantoufles...
    Mon meilleur copain...
    Si bien que je me demande si, quand je ne suis pas là... (s’asseyant) il ne se sert pas de mes affaires !... J’ai des doutes !...
    (Se levant)... Je vais vous jouer une étude de Sor. Sor était espagnol de 1778 à... j’ai des doutes !...
    Ce n’est pas sa pointure !... vous comprenez ?... alors, il la force !... après, moi je... (il montre que sa pantoufle est trop large). Il n’a qu’à s’en payer une paire !
    (Revenant à son étude : )
    Sor était espagnol de 1778... jusqu’à... sa mort... Après de très belles études... il en a écrit plusieurs très belles aussi... dont la cinquième que je vais vous interpréter.
    (Il se rassied.)
    J’ai horreur que l’on se serve de mes affaires !... Pour cinq francs !... il a une paire de pantoufles.... n importe où !
    La Cinquième Étude de Sor.
    (Il joue la première phrase de l’étude de Sor.)
    ... Mon pyjama !... C’est pareil !... depuis qu’il a acheté le même... je ne retrouve plus le mien !... il s’en sert... quoi !... il n’y a pas de doute !...
    (Il joue la deuxième phrase de l’étude de Sor.)
    Ma femme ne voulait pas le croire. Je lui ai dit :
    - Tu vas voir !... un de ces jours... il va aussi se servir de tes affaires !
    Mon vieux, le lendemain, je retrouve son soutien-gorge dans la poche de son pardessus !...
    Il s’en sert, quoi !... il n’y a pas de doute !
    (Il joue la troisième phrase de l’étude de Sor.)
    ... Un soir, j’arrive sur le palier... j’entends : « Profitons-en pendant qu’il n’est pas là !... Débarrasse-toi de ton bonhomme de mari, c’est un rabat-joie !... »
    Ah ! mon vieux... j’entre... je dis à mon copain qui était là :
    - Oh !... Eh !... eh !... (il lui fait signe de baisser le ton).
    Baisse un peu la radio, on l’entend d’en bas !
    Il s’en sert, quoi ! ... il n’y a pas de doute !
    (Il joue la quatrième phrase de l’étude de Sor.)
    ... Trois jours après !... j’entre... je le trouve dans mon lit en train de fumer une cigarette, une des miennes !... Je dis à ma femme qui était à côté :
    - Tu ne peux pas l’empêcher de fumer, non ?... Il va brûler mes draps !...
    Il s’en sert, quoi !... il n’y a pas de doute !
    ... Alors !... mes pantoufles !... mon pyjama !... ma radio !... mes cigarettes !... et pourquoi pas ma femme tant qu’il y est !...
    (Il réalise soudain que ce n’est pas seulement de ses affaires dont son copain abuse...)
    (Il réalise aussi qu’il a dévoilé son infortune devant tout le monde ; et ce n’est plus qu’un pauvre homme qui joue la sixième et dernière phrase de l’étude de Sor... et qui sort.)


    2) L'analyse du sketch

    SUJET ET CENTRE D'INTÉRÊT


    Un sketch est une courte histoire comique, jouée parfois par deux ou trois acteurs, mais le plus souvent par un auteur-acteur qui incarne lui-même les ou le personnage mis en scène dans son sketch. Nous sommes donc bien au théâtre, et la nature du plaisir éprouvé par le public doit nous permettre d’approfondir la notion de comique, ou du moins quelques-uns de ses aspects.
    Le sketch « J’ai des doutes » repose sur un thème traditionnel du théâtre occidental (Molière l’a lui-même traité dans L’Ecole des femmes) : la hantise du cocuage et, corrélativement, la joie moqueuse des publics devant le spectacle des maris trompés. Il s’agira naturellement de voir comment Raymond Devos renouvelle le thème et parvient à l’originalité dans cette histoire.
    Une autre information préalable doit être donnée pour éclairer la réaction du public : dès le début du sketch, les spectateurs savent à qui ils ont affaire. Raymond Devos est en effet déjà connu, mais surtout, le personnage qu’il incarne dans ses premiers sketches est toujours un personnage pris dans une situation qui le dépasse, dans laquelle il se débat naïvement, avec des humeurs grossies et souvent infantiles. Ainsi s’explique-t-on qu’il lui suffise de dire « J’étais dans une colère », ou gravement « J’ai des doutes», pour que le public s’amuse, alors qu’il ne sait pas encore de quoi il s’agit.
    L’objectif de notre commentaire sera de tenter de répondre à la question : pourquoi rit-on ? Cet unique centre d’intérêt doit pourtant faire l’objet d’une double approche. En effet, dans le plaisir de rire se mêlent deux types d’amusement. L’un est, si l’on veut, d’ordre intellectuel : il s’agit d’un plaisir de l’esprit, d’un jeu de notre intelligence qui devine peu à peu les dessous de l’histoire racontée dans ce sketch et en savoure l’ingéniosité. L’autre est plutôt d’ordre émotif, il s’agit du « vrai » plaisir comique, celui qui s’exerce aux dépens du personnage malheureux et ridicule en raison de son aveuglement. Bien sûr, ce «plaisir spirituel » et ce « plaisir comique » ne font qu’un dans le rire du public : mais sans le premier, il n’y aurait sans doute pas le second ; aussi allons-nous essayer de les isoler et analyser en procédant à deux séries de remarques successives :

    1. La logique absurde de l’histoire (l’amusement spirituel).
    2. L’auto-aveuglement d’un personnage malheureux (le plaisir comique)


    LA LOGIQUE ABSURDE DE L’HISTOIRE

    Un personnage nous révèle progressivement une série de faits, d’indices relatifs à sa situation conjugale. Ces informations sont de plus en plus révélatrices de son malheur : sa femme le trompe avec son « meilleur copain». Mais ce que nous avons deviné dès les premières répliques, il va mettre toute la durée du « récit » à s’en rendre compte. Loin de comprendre ce qu’il désirerait savoir, il va chercher, à chaque nouvel indice irréfutable, une explication « naturelle » lui permettant d’échapper à l’évidence, de rester dans le doute. A ce niveau, celui de la participation de notre intelligence à l’histoire, ce n’est pas la naïveté du personnage qui est à souligner, mais plutôt l’ingéniosité que lui prête l’auteur. Tout se passe comme si nous suivions une énigme à l’envers : étant donné une conclusion évidente, quelle raison plausible peut-on trouver pour ne pas y aboutir ? Quel prétexte naturel, et pourtant absurde, va-t-on nous donner pour retarder la « logique » des faits ?
    Par exemple, l’ami sans gêne met les pantoufles du mari. Celui-ci conclut : « Je me demande s'il ne se sert pas de mes affaires. » La conclusion est en retrait sur ce que prouvent les faits! Autre exemple, le pyjama: « Depuis qu’il a acheté le même, je ne retrouve plus le mien. » Nous comprenons que cet argument a été donné par l’épouse à son mari ; celui-ci le reprend tel quel parce que cela l’arrange, et lui permet de ne pas voir l’évidence : son « copain » couche chez lui, avec son pyjama, et bien entendu, dans son lit... Idem pour le soutien-gorge, pour la radio, pour la cigarette. A chaque fois, la preuve irréfutable est détoumée de sa finalité, et le mari trompé conclut bien quelque chose, mais toujours une demi-vérité qui l’empêche de voir la vraie vérité. Notre plaisir, ici, est dans l’inattendu de l’explication. Le « coup de la radio » nous ravit : nous ne l’aurions pas imaginé. De même pour la colère du mari qui voit son ami dans son lit, près de sa femme : c’est sur le risque de voir brûler ses draps qu’il centre son mécontentement, pour ne pas voir l’évidence de son infortune conjugale !
    Bien entendu, nous sommes dans une logique de l’absurde. Il est de plus en plus invraisemblable que le personnage ne se rende pas compte de la réalité ; à chaque nouvel indice, nous attendons sa prise de conscience (notre rire est peut-être même là pour l’avertir), et à chaque fois, nous sommes positivement stupéfaits par l’ingéniosité de l’explication qui lui permet de ne pas voir l’évidence. Cette progression du jeu, la contradiction de plus en plus « énorme » entre les semi-conclusions auxquelles parvient le personnage (« il s’en sert, quoi, y a pas de doute ») et la vérité qu’il refuse de voir intensifient au fil du. sketch le « plaisir spirituel » du public Et pour finir, au moment où nous pensons que décidément le personnage ne pourra pas prendre conscience de son malheur, il nous surprend encore en faisant tout à coup le bon raisonnement (mais avec un retard qui nous amuse) : « Alors, mon pyjama, mes pantoufles, ma radio, mes cigarettes... pourquoi pas ma femme pendant qu’il y est ! ». A noter que, dans cette réplique encore, nous savourons la contradiction qui existe entre ce qui est la réalité et ce que le personnage présente comme une éventualité encore tout à fait hypothétique... Notre intelligence domine le pauvre homme : mais ce sentiment fait déjà partie de l’autre dimension du rire, le plaisir à proprement parler comique, qui est de nature émotionnelle plus qu’intellectuelle.


    L’AUTO-AVEUGLEMENT DU PERSONNAGE

    Un homme est malheureux parce que sa femme le trompe et qu’il le pressent. Il est ridicule parce qu’il refuse de voir la vérité, tout en prétendant y parvenir (Y a pas de doute !). Comment le public peut-il rire de cette situation plutôt tragique, du moins fort douloureuse? Est-il incapable de pitié?
    En transposant ici certaines interprétations de Freud (Le Mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient), on pourrait schématiquement isoler deux composantes du rire :

    — L’une est liée à l’angoisse, à la « pitié » que suscite en nous l’identification passagère à un personnage malheureux, et qui nous rappelle toujours plus ou moins consciemment des angoisses vécues par nous-mêmes, dans d’autres situations. Devant le personnage qui s’exprime douloureusement devant nous, cette pitié mobilise au fond de nous une sorte d’énergie psychique : nous souffrons avec lui. Mais aussitôt, l’atmosphère invraisemblable et absurde du sketch nous révèle que tout cela n’est qu’un jeu, que nous ne sommes pas concernés. La différence entre ce qui est (nous ne sommes pas lui) et la fiction de cette histoire absurde produisent une illumination immédiate en nous: ouf, cela ne nous arrive pas ! L’énergie d’angoisse mobilisée, soudain libérée, se décharge alors physiquement en rire. Au cours du sketch, il se produit une série de rapides identifications/désidentifications à la douleur du personnage, qui ajoutent ainsi au plaisir spirituel un plaisir comique de soulagement en profondeur.
    — La deuxième composante du rire est liée, elle, au sadisme plus ou moins avoué qui gît au fond de l’être humain. Il ne s’agit pas de dire ici que nous savourons la souffrance même du personnage, mais plutôt, que nous éprouvons une vive satisfaction de sentir notre supériorité sur lui. Supériorité venue de notre intelligence de la situation (nous voyons immédiatement ce qu’il refuse de voir) et désir aussi de sanctionner par notre rire son auto-aveuglement. Tout au long de ce sketch, au niveau émotif, nous ne cessons de « triompher » par notre rire aux dépens du personnage.

    Bien entendu, pour que ces deux dimensions du rire s’expriment plus ou moins consciemment, il est nécessaire que nous ne soyons pas affectés réellement par le malheur du personnage, comme nous le serions devant une personne réelle. C’est ici que jouent les éléments déclencheurs de notre amusement, étudiés plus haut, mais aussi un certain nombre de procédés classiques du théâtre comique, qui ont pour objet d’entraîner le public dans l’euphorie. Voici les éléments spécifiques qui font de ce sketch une comédie :

    • Il y a d’abord, rappelons-le, une situation de départ qui prédispose le public à ne rien prendre au sérieux : c’est la tradition du cocuage, nous l’avons dit, et la connaissance préalable qu’a le public du personnage habituel joué par R. Devos, a priori comique (comme pouvait l’être Sganarelle joué par Molière, ou Chariot joué par Charlie Chaplin).

    • Ensuite, on notera la mise en scène du sketch, qui présente une situation amusante en soi : l’interprète, le « maître » venu officiellement donner un récital, ne peut se retenir de confier au public ses petites misères, de manière obsessionnelle. La contradiction entre la fonction officielle du maître de musique et la confession coléreuse du mari est la clef d’une sorte de pulsation du sketch, qui entraîne le public. Le musicien veut reprendre son sérieux, le mari colérique revient à son obsession, et ainsi de suite.

    • Le comique de répétition, lié à la progression de l’invraisemblance, ponctue les phases du sketch. Les « J’ai horreur qu ‘on se serve de mes affaires » ou « Y a pas de doutes, il s’en sert» soulignent, à la fin de chaque phase, le caractère obsessionnel du personnage. Par ces répétitions, le sketch est entraîné dans une sorte de mécanique qui fait croître l’euphorie du spectateur. Le personnage cesse d’être un homme qui souffre pour paraître un automate qui se répète. Nous avons là un bel effet de ce que Bergson appelle « du mécanique placé sur du vivant», source immanquable de rire, selon cet auteur. Notons d’ailleurs que la série d’objets « empruntés » par le copain (pantoufles, pyjama, radio, cigarettes) laisse entendre que la femme n’est elle-même, aux yeux de son mari, que l’une de ses « affaires » personnelles. Ce caractère mécanique accentue le comique de la dernière réplique.

    • Le « comique du caractère », que nous avons pressenti, tient dans la contradiction essentielle du personnage : voilà un malheureux qui, ayant des doutes, cherche des certitudes, mais qui s’empresse (involontairement?) d’inventer des semi-vérités qui lui masquent la réalité réelle. Peut-on avoir, jusqu’à la fin du sketch, une volonté aussi manifeste de savoir la vérité et un besoin aussi obsessionnel de se la cacher ? L’auto-aveuglement (qui peut rappeler celui d’Orgon dans Tartuffe) est un trait de caractère qui produit des comportements rigides, mécaniques, caricaturaux, d’où le comique naît classiquement. C’est dans ce cas que le ridicule « tue », en suscitant le rire triomphant dont nous avons parlé précédemment.

    Ces différents éléments comiques que nous séparons pour les besoins de l’analyse, fonctionnent évidemment ensemble : ils se multiplient l’un par l’autre. Ce qui fait exception, cependant, dans ce sketch, ce sont les passages musicaux, entre chaque phase verbale du texte : là, le public reprend son sérieux, son attente, et il pourrait y avoir un risque de gravité soudaine. La musique est en effet mélancolique, elle convient à la tristesse intérieure du personnage, elle pourrait désamorcer les rires en rendant les gens trop sensibles à la douleur du musicien. Cela joue sans doute pour quelques spectateurs ; mais pour l’ensemble du public (l’écoute du sketch enregistré le montre), il n’en est rien, et l’on a même l’impression que les intermèdes émouvants servent à « recharger » la capacité de rire de la foule. Deux raisons expliquent sans doute ce processus: ce que nous avons dit plus haut de la rapide identification/désidentification, qui permet à chacun de transformer son énergie de compassion en rire libérateur ; et aussi, l’atmosphère d’irréalité due à l’invraisemblance croissante de la « logique » du sketch. Mais après coup, il reste un élément de tristesse: n’a-t-on pas honte d’avoir ri ?


    CONCLUSION

    • Du point de vue de la méthode, nous avons procédé à deux approches synthétiques du texte, pour mieux différencier les deux types de plaisir que peut éprouver le public. Mais il va de soi qu’à l’examen, une lecture méthodique du texte peut être opérée dans son déroulement. Après avoir annoncé le thème et le mouvement progressif du sketch, on commentera chacune des neuf phases successives qui le constituent, en montrant bien comment la part de rire « spirituel » et de rire « comique » s’articulent l’une sur l’autre.

    • En ce qui concerne la nature profonde du rire, nous avons pu remarquer qu’au cours de cette histoire, nous frôlons la tragédie, et que pourtant le public rit largement. Une conclusion s’impose : le comique n’est pas dans le contenu d’une histoire amusante en soi, il est dans le traitement de cette histoire par différents procédés que nous avons dégagés. En somme, le comique est d’autant plus fort que l’histoire est plus tragique. Quel que soit le « message » qu’il veut transmettre, un auteur de théâtre a le choix entre deux modes d’expression qui sont le tragique et le comique. On pourrait même soutenir que le comique est plus efficace pour exprimer la douleur, dans la mesure où il laisse au fond du spectateur une sorte de « remords du rire » qui peut le conduire à méditer de façon approfondie, alors que les simples pleurs versés devant un spectacle pathétique soulagent si bien qu’on n’a plus besoin d’y penser par la suite !

    Bruno Hongre ©2004


                                                                            Illustration : Emilio Danero