• Analyser un poème

    Emilio Danero 
    La méthode d’analyse proposée n’est bien entendu pas la seule méthode pour analyser un texte poétique ! Elle offre cependant le mérite d’être d’abord à l’écoute du langage du poète. Il faut savoir, en effet, qu’un poète se sert avant tout d’une langue particulière qui n’a aucun rapport avec le langage de la prose. Je pense alors qu’il convient, par respect pour le poète, d’analyser au préalable ce langage. Par la suite, nous pourrons découvrir les divers sens du poème. Par boutade, je dis souvent que le poète n’a pas d’abord quelque chose à dire ! Car si son intention était de transmette avant tout un message, il lui suffirait d’écrire en prose !
    L’article comprend deux parties. La première partie offre un apprentissage théorique sur la méthode utilisée. La deuxième, quant à elle, permet de mettre en pratique les notions théoriques à travers l’étude d’un poème de Paul Verlaine.

    1) LA THÉORIE

    A) INTRODUCTION AU PRINCIPE D’ÉQUIVALENCE

    1) Nous pouvons constater que le langage poétique est basé en grande partie sur le mécanisme de répétition.
    Le texte poétique est en effet construit sur un certain nombre de répétitions que l’on peut appeler « équivalences ». Mais il ne faudrait pas se méprendre sur le sens du mot « équivalences » qui fait référence non seulement à des éléments identiques, mais aussi à certaines ressemblances. Il faut donc savoir que le mot « équivalent » ne veut pas toujours dire « identique » ! Dans le cadre des équivalences, nous observerons également des mots qui ont des sens opposés (nous parlerons alors d’oppositions sémantiques).

    2) Nous pouvons trouver :

    des équivalences de tous ordres :

    - à l’intérieur du vers : par exemple, si nous découvrons dans un vers deux fois le mot « soleil » ou, dans un autre vers, les mots « rouge » et «bleu», nous pourrons, à chaque fois, parler d’une équivalence. Dans le premier cas, il s’agit d’une simple répétition de mots (sème de la clarté). Dans le deuxième cas, nous découvrons deux mots qui ont un sème commun à savoir la couleur.

    - d’un vers à l’autre : par exemple, si nous découvrons le mot « nuit » dans le vers 1 et le mot « ombre » dans le vers 3, nous parlerons encore d’une équivalence et plus particulèrement d’une opposition sémantique (dans ce cas-ci, les deux mots ont l’obscurité comme sème commun).

    - d’une strophe à l’autre : par exemple, si nous découvrons le mot « lèvres » dans la première strophe, le mot « yeux » dans la deuxième strophe et à nouveau le mot « lèvres » dans la troisième strophe, nous parlerons toujours d’une équivalence (les trois termes ont comme sème commun les parties du corps).


    des équivalences à tous les niveaux :

    - phonique ( en rapport avec les sons)
    - métrique ( en rapport avec le nombre de syllabes et l’accentuation du vers)
    - grammatical (en rapport avec la grammaire)
    - lexico-sémantique (en rapport avec le sens des mots).


    B) QUATRE TYPES D’ÉQUIVALENCE

    1) Relations d’équivalence sur le plan phonique


    Il est évident que dans le domaine de la prose l’aspect phonique ne joue pas un rôle important. Alors que dans la poésie, nous pouvons observer une mise en évidence de l’aspect phonique du langage par des procédés de répétitions. Cette mise en évidence du niveau phonique dans le domaine poétique flatte l’oreille (pensons notamment aux comptines de notre enfance). On remarque aussi que, dans certains cas, les équivalences phoniques peuvent avoir des implications sur le plan du sens.

    D’une manière concrète, il s’agit ici, dans un premier temps, de repérer, dans un poème, tous les aspects qui relèvent du son : les rimes, les paronomases, les allitérations, les assonances, les rimes intérieures...

    Dans un second temps, l’on pourra se demander si ces équivalences phoniques n’engendrent pas des observations sur le plan du sens. Ainsi, par exemple, deux mots rimant entre eux peuvent avoir des rapports de sens.

    J’insiste sur le fait que l’analyse d’un poème sur le plan phonique est très délicate, car il faut à tout prix éviter certains dérapages constatés parfois sur le plan d’une éventuelle signification accordée à certains sons. En résumé, plutôt que d’affirmer des inepties, il est parfois préférable de se cantonner à la simple observation des sons sans nécessairement leur attribuer une signification particulière ( les liquides, comme « l » par exemple, peuvent suggérer le thème de l’eau, mais que dire de la répétition de la voyelle « u » par exemple ?).


    2) Relations d’équivalence sur le plan métrique

    On distingue :

    a) Les équivalences métriques accentuelles :

    On repérera les vers qui offrent la même accentuation ( nous dirons que les vers qui ont la même accentuation offrent des équivalences métriques accentuelles).
    En français le mot ne peut porter un accent tonique que sur la dernière syllabe ou sur l'avant-dernière si la dernière est un «e» muet. Par ailleurs, dans un groupe nominal ou verbal, le mot le plus important porte un accent de groupe. Néanmoins nous signalons qu’une lecture répétée à voix haute permet souvent de repérer les syllabes accentuées.
    Lorsque l’on parle du rythme d’un vers (le rythme est basé sur le retour, à intervalles plus ou moins réguliers, d'accents toniques) , on peut dire qu’un rythme est régulier (ou irrégulier), lent (ou rapide), croissant (ou décroissant), haché ou saccadé... Il faut donc éviter d’utiliser des termes impropres à propos du rythme.

    Après avoir repéré les vers qui offrent une équivalence métrique accentuelle, nous demanderons si les vers en question offrent un rapport sur le plan sémantique.

    Exemple de Baudelaire (les syllabes accentuées sont en majuscules):

    InfiNI berceMENT du loiSIR embauMÉ

    Ce vers offre un rythme régulier (rythme ternaire dans le cas présent : 3 / 3 / 3 /3).
    On remarque en outre que ce rythme régulier convient bien pour suggérer un mouvement régulier qui correspond à celui d’un bercement.


    Exemple de Gérard de Nerval (les syllabes accentuées sont en majuscules) :

    À la MAIN une fleur qui BRIlle (rythme 3 / 5)
    À la BOUche un refrain nouVEAU (rythme 3 / 5)

    Dans cet exemple, nous percevons que ces deux vers isométriques (même métrique accentuelle) ont également des rapports sur le plan sémantique (parties du corps humain) et même syntaxique (parallélisme syntaxique).


    b) Les équivalences métriques syllabiques :

    On repérera les vers qui offrent le même nombre de syllabes.

    Après ce repérage des vers qui offrent une équivalence métrique syllabique, nous pourrons nous demander si ces équivalences ont une implication sur le plan sémantique (par exemple, deux vers ayant le même nombre de syllabes offrent peut-être une thématique assez proche, voire opposée).


    3) Relations d’équivalence sur le plan lexico-sémantique

    Nous distinguon ici trois parties que nous observerons dans chaque poème :

    a) répétitions de mots (« aimer » et « aimer » par exemple)

    b) synonymes ( «mer » et «océan » par exemple) tout en sachant qu’en français, les vrais synonymes sont très rares !

    c) relations sémantiques entre des mots différents (« lumière » et « soleil » par exemple)


    4) Relations d’équivalence sur le plan grammatical

    Les équivalences grammaticales peuvent également entraîner des relations sémantiques.

    On distinguera :

    a) Les équivalences syntaxiques :

    - fonction des mots ( sujet, attribut, complément du nom...).
    - structure des phrases (principale, subordonnée, relative, exclamative...).

    b) Les équivalences morphologiques :

    - nature des mots (verbe, nom, adjectif, pronom...).
    - équivalences fondées sur les catégories grammaticales (les quatre catégories grammaticales sont le temps, la personne, le nombre et le genre).


    Exemple de Paul Éluard :

    Je te l’ai dit pour les nuages
    Je te l’ai dit pour l’arbre de la mer
    Pour chaque vague pour les oiseaux dans les feuilles



    Nous relevons combien les noms, par exemple, sont à la fois importants et nombreux dans ce début de poème de Paul Éluard : six noms qui évoquent des éléments naturels.
    En outre, nous relevons la répétitions du verbe dire (le poète insiste donc sur l’importance d’une parole proférée).
    Enfin, nous remarquons le parallélisme syntaxique des deux premiers vers et la répétition de la préposition « pour ».


    Remarque:

    Bien entendu cette analyse serait insuffisante sans l’observation des figures de style qui sont présentes dans de nombreux poèmes. Voici quelques procédés stylistiques (la liste n’est pas exhaustive) que l’on peut observer dans les poèmes : métaphores, métaphores filées, comparaisons, métonymies, synecdoques, personnifications, antithèses, chiasmes, gradation, oxymore... La plupart de ces procédés sont expliqués, dans Frandidac, dans les articles consacrés au lexique littéraire.



    2) LA PRATIQUE : UN POÈME DE PAUL VERLAINE

    Remarque préliminaire :

    En pratique, je propose toujours une analyse en deux temps. Le premier temps consiste à observer le langage à travers les quatre types d’équivalence et l’étude des procédés stylistiques (figures de style...). Le deuxième temps propose toujours une interprétation sémantique du poème à partir de ces observations sur le langage. On part donc du langage pour déboucher sur les sens du poème.



    L'ombre des arbres dans la rivière embrumée
            Meurt comme de la fumée,
    Tandis qu'en l'air, parmi les ramures réelles,
            Se plaignent les tourterelles.

    Combien, ô voyageur, ce paysage blême
            Te mira blême toi-même,
    Et que tristes pleuraient dans les hautes feuillées
            Tes espérances noyées !



    A) OBSERVATIONS SUR LE PLAN DU LANGAGE

    1) RELATIONS D’ÉQUIVALENCE SUR LE PLAN PHONIQUE


    Sur le plan phonique, on remarquera
    - que toutes les rimes sont féminines (Verlaine se libère ici de la contrainte de l’alternance entre les rimes masculines et féminines).
    - l’allitération en « r » dans la première strophe.
    - l’allitération en « m » dans les vers 1 et 2.
    - le début phonique est identique dans « plaignent » et « pleuraient » (voir aussi le rapport sémantique entre ces deux mots).
    - le son « è » disséminé dans les vers 4, 5 et 6 (« plaignent », « blême » et « blême »).
    - la répétition du groupe « br » au vers 1 (« ombres » , « arbres » , « embrumées »).
    - la répétition du groupe « ag » au vers 5 (« voyageur » , « paysage »)


    2) RELATIONS D’ÉQUIVALENCE SUR LE PLAN MÉTRIQUE

    a) Équivalences métriques accentuelles


    On remarque le rythme ternaire du septième vers (3 / 3 / 3 / 3) : Et que TRIStes pleuRAIENT dans les HAUTes feuiLLÉES.
    Les autres vers offrent une métrique accentuelle très variée. Les vers qui offriraient des équivalences métriques accentuelles sont donc inexistants.


    b) Équivalences métriques syllabiques

    Les vers impairs sont des alexandrins et les vers pairs sont heptasyllabiques. Le vers impair est, signalons-le, l’instrument favori de Paul Verlaine (le vers impair est étranger à l’éloquence).
    On observe que chaque vers pair offre une thématique assez pessimiste (« meurt » ; « se plaignent » ; « blême » ; « noyées »). Nous pouvons établir une distinction entre les deux premiers vers impairs et les deux suivants sur le plan de la modalité temporelle et des allusions à la personne : le présent (« meurt », « se plaignent ») et le passé (« mira », « noyées »), un discours non personnel (aucune allusion à une première ou à une deuxième personne ) et un discours personnel ( « te » et « tes »).


    3) RELATIONS D’ÉQUIVALENCE AU NIVEAU LEXICO-SÉMANTIQUE

    a) répétitions de mots : « blême » (deux fois : la répétition de ce mot souligne d’ailleurs la parenté entre le paysage extérieur et le malaise du poète).

    b) synonymes : pas de synonymes.

    c) relations sémantiques entre des mots différents :

    - « arbres », « rivières », « ramures », « feuillées » : le sème commun est la nature.
    - « se plaignent » et « pleuraient » : le sème commun est la tristesse (ces deux mots font également appel au sens de l’ouïe).
    - « meurt » et « noyées » : le sème commun est la mort.
    - « rivières » et « noyées » : le sème commun est l’eau.
    - « air », « hautes » : le sème commun est la hauteur.
    - « ombre » , « embrumées » et « fumée » : ces trois mots font appel sens de la vue.
    - « fumée » et « embrumée » : ces deux mots impliquent un effacement des contours (le paysage semble peu défini).
    - « ombre » et « réel » : ces deux mots offrent une opposition sémantique entre le reflet et le réel.


    4) RELATIONS D’ÉQUIVALENCE SUR LE PLAN GRAMMATICAL


    Sur le plan de ces équivalences, on ne peut bien sûr pas aborder tous les aspects. Il convient de relever les éléments les plus pertinents sur le plan grammatical.

    a) Les équivalences syntaxiques

    - fonction des mots
    - structure des phrases

    • On remarque la fausse symétrie entre « tandis que » et « et que » : les deux jonctions semblent se faire de la même façon, mais en réalité il s’agit dans le premier cas d’une locution conjonctive et dans le deuxième cas d’un adverbe exclamatif.
    En outre le septième vers constitue un écart syntaxique dans la mesure où il aurait été plus « correct » d’écrire : « et comme elles pleuraient tristement ».
    On notera à ce propos que le texte de la première strophe est énonciatif (aucune affectivité n’y est exprimée) , tandis que celui de la deuxième strophe est exclamatif ( « combien », « et que », « ô »).

    • On ne trouve des compléments cisconstanciels de lieu que dans les alexandrins (« dans la rivière embrumée » ; «parmi les ramures réelle » ; « dans les hautes feuillées ». Le troisième complément circonstanciel de lieu (« dans les hautes feuillées » ) répète en fait le deuxième (« parmi les ramures réelles »), mais avec une variation totale entre les mots.
    On observe que le dernier complément circonstanciel de lieu s’intercale entre le verbe et le sujet, créant ainsi un petit effet de dramatisation mettant l’accent sur le dernier vers. Une construction plus logique aurait été la suivante : « Et comme tes espérances noyées pleuraient tristement dans les hautes feuillées ». On remarquera également que ces compléments circonstanciels de lieu ont une place fixe dans le vers (fin de vers), mais mobile dans la syntaxe de la phrase.

    b) Les équivalences morphologiques

    - nature des mots
    - équivalences fondées sur les catégories grammaticales (temps, personne, nombre et genre)

    • Aucune allusion à la première personne et à la deuxième personne dans la strophe 1.
    Allusion à la deuxième personne dans la strophe 2 (« te » ; « toi-même » ; « toi »).

    • On trouve le temps du présent dans la première strophe (« meurt » et « se plaignent »). Par contre, dans la deuxième strophe, ce sont les temps du passé qui apparaissent (« mira » et « pleuraient »). Ce passage au passé, qui est assez curieux, est lié au passage au discours personnel, à l’intériorité et à l’intensité. Le passé simple « mira » est le seul verbe du poème à exprimer une action qui n’est pas envisagée sous l’angle de la durée.

    • Le singulier domine dans les vers 1, 2, 5 et 6. Le pluriel domine dans les vers 3, 4, 7 et 8.

    • La première strophe est dominée par le règne des articles définis (6 articles définis) qui sont quasi inexistants dans la deuxième strophe (1’ article défini).

    • On observera que la plupart des verbes du poème concourent à créer des éléments de personnification si l’on tient compte des sujets qui y sont accouplés : l’ombre meurt, les tourterelles se plaignent, les espérances pleurent et sont noyées.

    Remarque :

    On remarquera dans le poème de Verlaine les figures de style suivantes :
    • L’ombre meurt : métaphore
    • L’ombre meurt comme de la fumée : comparaison (thème de l’indistinct).
    • Paysage blême : métaphore qui associe le paysage et l’homme (le voyageur s’identifie au paysage).
    • Pleuraient tes espérances : métaphore qui associe la tristesse au thème du liquide.
    • Tes espérances noyées : métaphore qui associe la perte de l’espoir au thème du liquide.



    B) INTERPRÉTATION SÉMANTIQUE


    Dans un premier temps est décrit un paysage. Dans les deux premiers vers qui développent le sens de la vue, on observe l’image du reflet vers le bas : l’arbre dans la rivière. Dans les troisième et quatrième vers, est développé le « bruit » du règne animal : les tourterelles se plaignent (on se retrouve cette fois-ci dans les hauteurs). À un décor flou décrit dans les deux premiers vers (les choses perdent leur consistance) succède donc la vérité d’un paysage réel (« ramures réelles ») dans les deux vers suivants qui développent le sens de l’ouie. En résumé, dans la première strophe, le poète évoque un paysage dans un présent intemporel : la personne n’est pas concernée par le paysage.

    Dans un deuxième temps, le même paysage (« ce paysage ») est réinterprété d’une façon intériorisée : le paysage devient l’état d’âme d’un « tu ». Le paysage, dont on a parlé dans la première strophe, est blême et regarde le voyageur blême lui aussi ( le paysage renvoie au voyageur une image décevante et envoie au voyageur sa propre vérité) : le sens de la vue et le niveau spatial du bas sont donc à nouveau développés.
    Dans les hauteurs, on entend à nouveau le « bruit » (pleuraient) de la tristesse de l’homme (bruit qui renvoie aux tourterelles de la première strophe). En résumé, la deuxième strophe nous fait passer à ce qui est vécu personnellement par le narrateur.

    En conclusion, le monde extérieur (un paysage dans la strophe 1) est devenu le miroir du monde intérieur (une méditation dans la strophe 2). Chaque strophe nous a fait entrevoir le thème du double (mirage et réalité, bas et haut, le voyageur qui voyait son reflet dans l’eau, singulier et pluriel) à travers un espace et un temps vertigineux...

                                                                            Illustration : Emilio Danero